
Troisième film américain de Murnau avec la Fox (après L’Aurore et Quatre diables, qui est hélas perdu), City Girl (1930) met de nouveau en scène ces deux pôles de la société américaine, et de toute société industrielle, que sont la campagne et la ville. Mais là où L’Aurore en faisait des représentations des puissances élémentaires de la nature, suivant une imagerie symbolique, City Girl se trouve ancré dans les réalités de la vie américaine, tout en conservant une intrigue simple, canevas sur lequel Murnau peut broder ses images. C’est l’histoire d’un jeune fermier du Minnesota, Lem (Charles Farrell), envoyé par son père à Chicago pour vendre le blé de la ferme et qui non seulement le vend à bas prix en raison de la chute des cours (annonce de la Grande Dépression) mais en plus, ramène de ce lieu perdu une femme, une serveuse de brasserie ; autant dire, selon son père, une créature du mal qui n’a pu épouser son fils que par appât du gain. Or, le père se trompe : c’est un mariage, non de raison certes, mais d’amour véritable entre les deux jeunes gens qui se sont aimés au premier regard, et Kate (Mary Duncan) entend bien jouer auprès de Lem le rôle d’une épouse digne.
Le bien, le mal, ne sont pas ici des notions relatives dépendantes de l’environnement, mais sont comme des germes naturellement enracinés chez chaque individu. Lem est candide et enthousiaste, Kate, bien qu’ayant un caractère bien trempé, est naïve et de bonne volonté, et tous deux possèdent en partage le sens de la justice et le don de la sincérité, alors même que l’un vient de la campagne et l’autre de la ville. Le père patriarche est quant à lui brutal et borné dans ses jugements, ne pouvant imaginer qu’une femme de la ville puisse être dotée de moralité. Quant aux manoeuvres agricoles qui travaillent pour lui dans ses champs, ils répondent aussi à des caractéristiques individuelles, l’un étant cependant pire que les autres. Aucun personnage n’est donc ici déterminé par son milieu, chacun possède en propre des qualités individuelles, et la ville, quoique représentée par Murnau comme bruyante et sale, indifférente au sort de ses habitants, n’est pas une entité maléfique ayant corrompu Kate. Au contraire, dans une scène magnifique, qui témoigne du génie de Murnau, génie qui se révèle souvent au cinéma par le sens du détail, on voit Kate dans sa chambre en ville tenter de préserver une plante en pot des miasmes urbains, que le cinéaste représente par une couche de poussière. Dans cette même scène, un métro aérien passe sous sa chambre, dont les lumières (et le grondement muet) assaillent Kate, idée qui sera reprise dans maints films américains ultérieurs, y compris Chaînes conjugales de Mankiewicz. Cela fait une différence considérable avec L’Aurore où les personnages semblaient être les jouets des forces de la nature et où le mari fermier devait lutter de toutes ses forces pour neutraliser l’influence maléfique de la lune.
Cette prééminence des qualités individuelles affecte aussi la mise en scène qui n’épouse plus les mouvements et les lumières incontrôlables de la nature comme dans L’Aurore (même si l’arrivée d’une tempête accélère les évènement à la fin), mais entend, par un découpage clair, suivre et illustrer les différentes parties du récit en leur conférant une parfaite lisibilité : l’arrivée à la campagne, le rejet de Kate par le père brutal, la dispute du couple, tout cela laissant Kate à la merci d’un manoeuvre agricole qui tente de la séduire et de la faire chanter. Néanmoins, Murnau utilise toujours l’idée de pôles pour faire avancer le récit. Lem et Kate, par leur candeur et la pureté de leur amour, forment un pôle qui doit rester uni pour surmonter les obstacles familiaux que le père dresse devant eux et résister à la bassesse de certains manoeuvres travaillant dans les champs. C’est le sens de cette très belle scène, prélude à l’arrivée dans la ferme, où la caméra de Murnau, forte du mouvement que lui insuffle le cinéaste et qui en fait un poète du cinéma, filme les deux amoureux batifolant en courant dans les champs de blé, course qui symbolise leur amour sans nuage et sans arrière-pensée et leur union avec les champs de blé. La constitution de ce pôle de pureté cerné par son environnement fait penser à Borzage qui a d’ailleurs utilisé le couple Charles Farrell et Mary Duncan dans La femme au corbeau. Farrell, avec son visage de géant débonnaire, presqu’hugolien, et dont il fait si bon usage dans L’Heure Suprême de Borzage, est l’interprète idéal pour ce genre de rôle de candide au grand coeur. Et les lèvres minces de Mary Duncan semblent toujours prêtes à demander justice à ceux qui se trompent sur son compte ; elle émeut par chacun de ses gestes, où se lisent à la fois la crainte et la conscience de ses droits. La femme peut bien venir de la ville déchue, elle n’en est pas moins ici créature du bien, qui vient adoucir les routes boueuses et en même temps s’unir aux champs de blé du lointain Minnesota (où se déroulent plusieurs films des frères Coen).
A la lumière de ce si beau film, où Murnau renonce au fatalisme du romantisme allemand, encore visible par certains aspects dans L’Aurore, pour épouser une conception plus américaine et optimiste de l’individu, on peut comprendre le dépit qu’il conçut du mauvais accueil que réserva la Fox à City Girl, a fortiori après l’échec public de L’Aurore. Refusant d’ajouter les séquences parlantes demandées par le studio, qui auraient déséquilibré un film que Murnau imaginait comme une ode au caractère sacré du pain (« Our Daily Bread » fut le titre de tournage), sans être parvenu du reste à imposer au studio l’entièreté de sa vision (puisqu’on trouve ici assez peu d’images de champs de blé au final), il partit tourner Tabou hors les murs et les contraintes d’Hollywood (tandis que la Fox sortait une version remontée et parlante de City Girl qui fut un échec public et qui est aujourd’hui perdue). Le fatalisme des précédents films de Murnau n’allait pas tarder à le rattraper puisqu’il devait décéder dans un accident de voiture une semaine avant la sortie de Tabou.
Strum
Ooh Strum, tu te fais un cycle sur Murnau ? Quelle chance.
Je ne connais pas ce film mais ton post en donne envie, rien que le synopsis et la toile de fond terrible de la crise de 29, ça a l’air super
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Pas vraiment, je ne suis pas assez discipliné pour faire un cycle, même si une rétrospective Murnau est en cours à la cinémathèque à Paris. 🙂 Mais j’ai découvert City Girl récemment et cela m’a donné envie de revoir L’Aurore, d’où ces deux chroniques qui se suivent.
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J’avais découvert ce film grâce à Brion il y a fort longtemps. J’avais comme toi en préambule été frappé par les analogies avec « L’Aurore » dont il est une sorte de jumeau moins flamboyant. Un pas vers le naturalisme poétique qui sera sien dans « Tabou ». Mais toujours les luttes telluriques entre le Bien et la Mal, lumière et obscurité, un monde déjà en lutte à l’époque de son célèbre vampire.
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Il y a en effet ici un pôle ville et un pôle campagne comme dans L’Aurore, mais je ne parlerais pas de film jumeau, au contraire puisque Murnau aborde son sujet de manière différente que ce soit sur le plan de la mise en scène ou sur le plan de la vision du monde.
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Je l’ai vu il y a longtemps à la suite de « L’Aurore » et je l’ai trouvé magnifique aussi. Je déplore qu’il soit bien moins connu car c’est injuste. La séquence de course dans les champs est extraordinairement filmée, la sensation de liberté qu’elle procure est palpable (elle aurait influencé la nouvelle vague). Entre les mains de Murnau, la caméra devenait magique. Il est considéré comme un pilier de l’expressionnisme allemand mais je trouve qu’à partir de « L’Aurore » et jusqu’à « Tabou », il devient plus naturaliste tout en développant un lien quasi mystique à la nature et à ses éléments. Vous avez raison de souligner la parenté (via les acteurs) avec Borzage et plus précisément « La femme au corbeau » qui entretient lui aussi des liens telluriques avec l’environnement tout en conservant des aspects expressionnistes avec en plus une dimension d’érotisme qui en fait une oeuvre incroyable dont je ne me suis jamais tout à fait remise (que son aspect fragmentaire renforce en plus puisque ce qui reste est ce qui est essentiel).
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Le film est moins connu que L’Aurore notamment parce qu’il est demeuré invisible pendant de longues années. Je dirais que Murnau se fait plus naturaliste à partir de City Girl car L’Aurore n’est pas un film naturaliste. Quoiqu’il en soit l’oeuvre de Murnau, bien que réduite, est vraiment extraordinaire, de même il est vrai que les films muets de Borzage.
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