
Au début de L’Aurore de Murnau, un incipit nous prévient : « This song of the Man and the Wife is of no place and every place… » Ce film est donc un chant ; a « song of two humans », affirme le sous-titre. Mais ce qui caractérise L’Aurore, film diurne aussi bien que nocturne, c’est que ce chant est celui du monde, un monde qui impose ses lois aux êtres. Résumé en quelques lignes, L’Aurore est l’histoire d’un fermier séduit par une femme venue de la ville qui l’incite à se débarrasser de son épouse. Mais en réalité, tel que le racontent ses images, des images de lune et de brume pendant la première partie, l’Aurore est l’histoire de l’envoûtement de ce même fermier qui, dans les bras d’une femme surgie de la nuit, est victime d’un sortilège jeté par la lune, cet astre nocturne qui règne sur les destinées. Et quelles images ! Elles se déposent pour toujours sur les yeux de qui découvre L’Aurore pour la première fois. Et devant cette scène où la caméra suit comme aimantée le fermier qui marche la nuit, et où une main invisible soulève les branches d’un arbre diffus pour laisser passer la caméra, on jurerait que ce film muet n’a pas été tourné en 1927, mais bien plus tard, comme si Murnau avait traversé l’espace et le temps pour ramener ce plan d’un autre âge.
Face à ce film, l’un des plus beaux de l’histoire du cinéma, le spectateur a l’impression de glisser de concert avec les images, de voguer sur une barque flottant sur la surface d’un lac. On pourrait se laisser glisser en imagination sans rien écrire. Mais écrivons pour voir. L’Aurore est à la fois un film bâti sur des oppositions (la nuit et le jour ; la femme perdue et l’épouse pure et légitime ; la campagne simple et la ville échevelée) et un film où nulle frontière, nulle distinction, ne semble pouvoir arrêter le mouvement de la caméra et l’agencement des fondus-enchainés. C’est comme si ces oppositions élémentaires n’étaient établies par Murnau que pour être immédiatement traversées, dépassées, transcendées, niées par la caméra, non pas selon la dialectique froide et raide de certains philosophes, mais au nom d’une conception de l’art cinématographique où tout est permis à la caméra, aux décors, à la lumière, au découpage. A l’Aurore, rien n’est impossible, rien n’est défendu, rien ne dépareille. Murnau peut raconter l’histoire d’un homme envouté et obsédé, qui veut tuer sa femme, puis l’histoire du même homme qui, juste après le coup de folie l’ayant conduit au bord du meurtre, lui jure fidélité éternelle en pleurant d’une sainte joie, une joie sanctifiée par une scène de mariage dans une église, et ce sans que le spectateur ne s’étonne de ce changement d’humeur. Murnau peut de même convoquer dans la deuxième partie du film, lorsque le couple revient de la ville, une tempête au milieu d’une nuit sereine sans que que l’on crie au Deus ex machina devant ce brusque changement d’humeur du ciel. Pourquoi donc ? Parce que, d’emblée, Murnau a décidé des lois qui régissent les soubresauts de son histoire, qui guident les gestes du personnage masculin : l’homme est ici une créature malléable, appartenant à la nature, dont la pensée est esclave des lois naturelles. La scène où la femme de la ville suggère l’idée du meurtre au fermier est ainsi filmée sous la lumière de la lune, dont la femme vêtue de pénombre semble être l’envoyée, une lune qui n’est pas la « chaste déesse » de Bellini mais qui fait tomber du ciel, par ses rais de lumière pâle, de noirs desseins sur la tête de l’homme. Les puissances de la lune et de la ville ensemble face aux puissances du soleil et de la campagne.
Après cette séquence d’ensorcellement par la lune et la femme de la ville, où le fantastique de la lumière et des brumes vient démentir le réalisme de la situation, l’homme est poursuivi en pensées par la femme pécheresse de la ville, dont Murnau fait voir l’ascendance par une série de surimpressions de la femme démultipliée caressant l’homme, s’immisçant dans son esprit, le possédant littéralement. Et c’est pourquoi l’on peut accepter que l’homme change d’avis le jour venu, quand il n’est plus soumis à l’influence de la lune et subit désormais celle du soleil qui éclaire le lac. Le titre du film le dit : l’Aurore est arrivée, qui peut vaincre la malédiction et les mauvaises pensée de la nuit. Demain est un autre jour, qui porte la promesse d’être délivré des cauchemars de la nuit, ceux apportés par Nosferatu, Mephistophélès, Tartuffe et la déchéance sociale du « dernier des hommes ». Ce « dernier des hommes », film précédent de Murnau qui impressionna si fort William Fox qu’il invita Murnau aux Etats-Unis pour tourner L’Aurore avec de considérables moyens financiers. Et c’est ainsi qu’au moment où il tend les bras pour étrangler son épouse, qu’il a invitée dans une promenade en barque, au moment où il s’apprête à la jeter par dessus bord, quelque chose arrête le geste du fermier, qui vient de la lumière du soleil autant que des supplications (muettes à nos oreilles) de sa femme. Et s’il ne vient pas à l’idée du spectateur que cette suspension du geste fatidique puisse être une facilité du scénario qui soudain déciderait arbitrairement qu’au moment du passage à l’acte, l’homme changerait d’avis, c’est bien parce que, comme on l’a déjà dit, Murnau a déjà établi le fait que l’homme est soumis aux lois impérieuses de la nature, qui changent selon que l’on se trouve le jour ou la nuit. Les images de ce film sont imprégnées d’une trop grande force, d’une trop grand beauté, pour qu’on puisse les trouver arbitraires. Idée de génie : pour suggérer la lourdeur du geste, gros de la pensée du meurtre, Murnau a demandé à son acteur, George O’Brien, carrure du boxeur qu’il fut, de se chausser de semelles de plomb pour alourdir sa démarche. Au moment du passage à l’acte, on a donc l’impression que le poid du monde entier repose sur les épaules de l’homme et ralentit ses gestes, qu’une pesanteur terrible entrave ses pieds. Ce ralentissement des gestes est un des secrets de l’Aurore où tout change en un clin d’oeil mais où les gestes humains sont si lents, si déliés, si beaux, toujours seconds après les changements de la nature.
L’homme créature changeante et faible, guidée par la force de ses pensées, qui elles-mêmes dépendent des forces naturelles, de son environnement : Murnau poursuit le cours de cette idée dans la deuxième partie du film où le couple de fermiers arrive en ville presque par accident après avoir pris le tramway. Le décor de la ville a été construit pour les besoins du film et Murnau en fait la matière de sa pensée. Et ce qui frappe après la première partie se déroulant dans la campagne, après l’envoûtement sous la lumière de la lune, et le presque meurtre aux gestes lents sur la surface du lac, c’est l’effervescence de la ville, bruyante et mue par une inextinguible soif de lumière et de mouvement : l’agitation va gagner le couple qui va se remettre à s’aimer, à danser, à jouer aux jeux de la fête foraine qui s’est emparée de la ville. C’est dire à quel point l’homme est tributaire de l’environnement qui nourrit ses pensées, qui le fait passer de l’état d’hypnose de la pensée du meurtre à l’état d’insouciance de la pensée d’amour. Comment est-ce possible de filmer avec autant de légèreté et de gaieté la scène très amusante de poursuite du cochon de la fête foraine après avoir filmé avec autant de viscéralité la scène du presque meurtre qui tient en suspens le souffle du spectateur ? Seul le génie de Murnau peut expliquer cela, qui perçoit les pensées de l’homme comme le lieu de la lutte que se livrent les forces élémentaires de la nature, d’où cet enchevêtrement, cette confusion des pensées et des sentiments, que reflètent les surimpressions d’images du film, qui sont légions. On pourrait croire que les forces élémentaires de la nature ont été neutralisées par l’effervescence et la gaieté de la ville, mais c’est faux car la ville elle-même est une représentation de ces forces élémentaires, qui ont revêtu d’autres formes, d’autres moyens, et tiennent souvent l’homme et la femme captifs dans les films de Murnau. De fait, la lune n’a pas renoncé à poursuivre ses desseins. Le fait même que l’homme ait eu l’idée du meurtre a suffi à rendre cette idée vivante et elle demande des comptes lorsque le couple revient de la ville en bateau. C’est alors que la tempête frappe comme si elle venait réclamer le meurtre de la femme qui n’a pas été commis. Comme si son destin devait être qu’elle tombe à l’eau, poussée par cette pensée du meurtre qui ne veut pas mourir, à défaut d’être étranglée par des mains qui ne veulent plus assassiner. La tragédie frappe alors à la porte du film, qui pourrait devenir l’histoire terrible d’un homme qui ne veut pas tuer sa femme mais qui est puni parce que cette idée terrible a traversé ses pensées. Et lorsque la femme tombe à l’eau, rien n’assure au spectateur qu’elle va revenir et qu’elle ne va pas mourir. Rien sinon qu’ici les puissances de L’Aurore dépassent en force les puissances de la nuit et assureront le triomphe de l’homme et de son épouse.
J’ai déjà mentionné George O’Brien au regard fou, aux gestes alourdis, à la carrure massive, et il est effrayant par le germe de violence qui semble résider en lui, comme éternellement vissé dans le creux des mains des hommes. Mais l’impression de force brute qu’il suscite se trouve à la fois décuplée et neutralisée par la présence à ses côtés d’un des visages les plus expressifs, les plus purs, les plus doux du cinéma, celui de Janet Gaynor qui joue l’épouse légitime. Pendant le tournage de L’Aurore, elle tournait en même temps un autre film qui devait passer à la postérité, L’Heure Suprême de Borzage, qui raconte l’histoire d’une montée au septième ciel, et parmi tous les prodiges dont L’Aurore est prodigue, celui-ci n’est pas le moindre qui veut que deux films montant au septième ciel furent tournés en même temps ou presque.
Strum
On peut revoir L’Aurore ainsi que les autres film de Murnau à l’occasion de la rétrospective que lui consacre la Cinémathèque française.
Ce n’est pas un article, ce n’est pas un éloge, ce n’est pas même un hommage, c’est une ode à « l’Aurore » que je viens de lire. Un chant magnifique et emporté, dont les mots glissent d’une émotion à un ravissement, de l’admiration à l’émerveillement. Toute la beauté de ce film qui m’enchanta à chaque vision rejaillit dans la lumière de ton texte qui convoque les contrastes et les accords, les ruptures et les unions, dans le déchirement des éléments sublimés par la geste unique d’un cinéaste en état de grâce. L’Aurore est le poème de l’accomplissement pour Murnau, celui qui abat les ténèbres au chant du coq, qui l’emportera bientôt sous des cieux exotiques afin d’y filmer d’autres luttes.
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Merci et en effet ce film est un poème et Murnau un cinéaste poète. C’était la deuxième fois que je voyais ce film où tout est beau.
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Quelle chronique ! Elle me donne une féroce envie de revoir le film, qui fut en son temps le millième présenté « chez moi » ! Je suis comme tant d’autres tombé sous le charme envoûtant de « L’aurore » et en suis plus qu’enchanté, aujourd’hui encore. Cela dit, j’ai découvert Murnau avec « Tabou » dont, j’espère, tu nous parleras un jour prochain.
Merci encore, Strum, de ces textes qui attirent ou font revenir nos regards vers le meilleur du cinéma dit classique !
PS : en cherchant à voir si tu avais déjà évoqué d’autres films du réalisateur, je vois apparaître deux fois dans la liste à droite. Un bug ?
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Tout le plaisir est pour moi Martin. Tabou n’est pas aussi beau mais j’espère en effet en parler aussi un jour. Murnau est un sorcier qui envoûte son spectateur. PS : en effet pour le doublon, c’est un bug, merci de me l’avoir signalé !
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Il y a très longtemps que je reporte de voir ce film. Après t’avoir lu, je pense que je vais arrêter de différer.
qui ont revêtues
que ses livrent les forces élémentaires de la nature, d’où cette enchevêtrement
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En effet, difficile de résister à ce film magique une fois qu’on a commencé à le voir – il faut juste s’y mettre. Merci pour la relecture !
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Je l’ai commandé hier 🙂
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Super !
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Ping : City Girl de Friedrich Wilhelm Murnau : la femme de la ville, créature du bien | Newstrum – Notes sur le cinéma
Mon Dieu quel post !
Je n’ai jamais vu ce film, j’en connaissais le titre bien entendu mais après avoir lu cela, inutile de dire que … j’aimerais bien que le BFI fasse la même rétropsective que la cinémathèque ! Veinard !
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Merci. Oui, c’est un des grands films de l’histoire du cinéma, un de ceux qu’il faut voir à tout prix. Le BFI le projettera sûrement un jour ou l’autre et sinon le film est bien sûr disponible en DVD.
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Sublime. Cette lumière, cette obscurité, cette brume ! Ce film nous enveloppe dans son atmosphère. Mais l’histoire est merveilleuse. Un grand film d’amour. C’est drôle aussi par moments : le cochon ivre, la séance photo.
Et comme tu sais (ou pas), je mattarde toujours aux acteurs. J’ai trouvé O’Brien parfois figé dans l’outrance du muet avec ses gros yeux qui roulent et son allure, tout voûté, parfois exagérément lourde.
Le soleil c’est effectivement Janet Gaynor et la beauté, la douceur et la pureté de son visage. Et puis son jeu est incroyablement moderne. Ça ne veut pas dire grand chose mais elle est simple et naturelle, émouvante et drôle. Ses éclats de rire sont merveilleux.
Dans la foulée j’ai donc commandé A star is born pour la retrouver 10 ans plus tard dans un film parlant. Et puis il y a MON Fredrich March…
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Si tu ne l’as pas déjà vu, je te conseille surtout de voir le sublime L’Heure Suprême de Borzage où Janet Gaynor est prodigieuse et où l’acteur masculin (le très attachant Charles Farrell) devrait te plaire davantage que dans L’Aurore.
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Merci de prendre soin de mes attirances masculines 🙂 J’ai regardé Charles en le googlisant -le pauvre- et oui… j’aime.
Je m’empresse de commander L’heure suprême et j’ai tellement envie de retrouver Janet, ma plus belle découverte depuis Norma Shearer.
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