
L’Héritière (1949) est une adaptation assez fidèle de Washington Square d’Henry James où William Wyler apporte cependant au récit deux éléments propres à son cinéma : une clarté narrative qui souligne les enjeux de l’histoire et ce moment où ses personnages bandent leurs forces pour restituer au destin le coup qu’il a voulu leur porter, soit deux caractéristiques étrangères à l’art d’Henry James, écrivain des personnages opaques et placides, vaincus par le monde.
C’est l’histoire singulière d’une vieille fille, héritière d’un père veuf et imbu de sa personne. Catherine Sloper (Olivia de Havilland) vit avec le Docteur Austin (Ralph Richardson) dans une belle demeure de Washington Square, au sud de Manhattan, au sein de la bourgeoisie new-yorkaise huppée de la fin du XIXe siècle dont Edith Wharton fit le portrait dans Le Temps de l’innocence. Placide et gauche, d’une timidité effroyable, Catherine est psychologiquement écrasée par ce père qui la méprise et la juge constamment. Elle s’avère incapable de tenir le rôle que la société attend d’elle, celle d’une jeune fille spirituelle et bien éduquée, sachant dire ce qu’il faut, être hypocrite quand il faut, jouer l’hôtesse de maison ou l’invitée de choix. Dans le livre, James ne cache pas qu’elle est un peu sotte, et elle reste placide jusqu’au bout, même après avoir compris que son père la méprisait. Dans le film, le personnage se développe de manière un peu différente. Certes, comme dans le livre, elle place toute sa vertu dans l’admiration sans borne qu’elle voue à son père, et cela la condamne à n’avoir aucune confiance en elle puisque ce dieu la méprise, mais elle va finir par se raidir, par régimber, par acquérir une poigne qui va lui permettre à la fin de se venger des deux hommes qui se sont moqués d’elle, son père et Morris Townsend (Montgomery Clift).
Morris Townsend, c’est ce jeune homme qui lui fait la cour et la demande en mariage après lui avoir fait croire qu’il voulait l’épouser pour ses qualités et sa beauté, alors qu’il est clair aux yeux du père que seule la fortune de Catherine l’intéresse. Il s’avère que le père a raison et qu’il voit ce que Catherine ne veut pas voir. Lorsque Townsend comprendra que le Docteur Austin entend déshériter Catherine si elle épouse cet arriviste, il prendra ses jambes à son cou et disparaîtra de la vie de Catherine, l’abandonnant lâchement à son sort après lui avoir brisé le coeur. Cependant, le personnage impie de cette histoire, celui qui révolte le spectateur, ce n’est pas Townsend, qui n’est qu’un aventurier de bas étage usant des armes sociales admises par cette société pour arriver à ses fins, à savoir la dissimulation et le mensonge. Le personnage horrible et contre-nature, c’est le père, le Docteur Austin. Le mépris qu’il professe à l’encontre de sa fille, ces jugements qu’il décoche comme des flèches à son endroit, ont complètement détruit l’estime de soi de Catherine, que tout être doit posséder pour arriver à vivre : c’est cela qui l’a rendue impropre à jouer le rôle d’héritière spirituelle qu’il attend d’elle. D’ailleurs, c’est après la disparition de ce personnage néfaste et odieux que Catherine sera capable de faire preuve d’initiative et d’acquérir la personnalité qui lui faisait défaut.
Dans le livre, le personnage du père est peut-être plus diabolique et injuste encore puisqu’il déshéritera Catherine, persuadé qu’après sa mort, elle épousera Townsend ; et malgré tout, Catherine continuera à le soigner et à s’occuper de lui pendant son agonie, James ne bornant jamais tout à fait le degré de sottise et le sens du sacrifice de la pauvre Catherine. Dans le film, les choses se passeront autrement : Catherine se révoltera contre ce père indigne – bien qu’il ne la déshérite pas – en refusant de le soigner et de le voir pendant sa maladie. Surtout, elle imaginera une vengeance contre Townsend que n’aurait jamais imaginé la Catherine humble et placide du livre, vengeance qui récompensera le spectateur de sa patience : aimer le cinéma, c’est souvent espérer que la justice triomphe. Cela fait presque de Catherine un personnage double dans le film et Olivia de Havilland la joue ainsi : avec une gaucherie qu’on pourrait trouver un peu forcée au début mais qui montre bien en réalité que Catherine est trop candide pour jouer le rôle d’héritière que la société attend d’elle (elle n’est pas à sa place), et avec du feu dans les yeux durant les scènes de vengeance de la fin où elle revendique ses droits (elle trouve enfin sa place). Montgomery Clift se révèle quant à lui être l’interprète idéal du personnage fallacieux et doucereux de Townsend, qui séduit Catherine par son mélange d’audace et de fausse franchise. En revanche, le personnage de la tante Lavinia a été considérablement simplifié par rapport à celui du livre où elle tient un rôle beaucoup plus ambigu, prenant systématiquement le parti de Townsend dont elle s’est entichée et faisant partie de la toile d’araignée jamesienne du livre dont Catherine s’extirpe à grand-peine.
Wyler filme cette histoire avec la profondeur de champ (bien que Gregg Toland soit ici remplacé par Leo Tover à la photographie) et le découpage clair qui sont représentatifs de sa manière : Catherine n’est jamais montrée en gros plan, elle est toujours intégrée de plain-pied dans le décor fermé et massif de la grande maison qui la maintient prisonnière ; de nombreuses images, en plongée ou contre-plongée, la figurent écrasée par la perspective de l’escalier raide qui mène à sa chambre, ce qui fait voir sa solitude et la hauteur d’où tombe le mépris que lui voue son père. Ce n’est qu’à la fin, quand elle aura pris possession des lieux et pourra sereinement accomplir sa vengeance, que les plans trouveront une certaine latéralité et placeront Catherine en leur milieu, lui donnant enfin sa place de maîtresse des lieux. Une réussite qui suit, dans la filmographie de Wyler, son plus beau film : Les Meilleures années de notre vie (1946). Cette adaptation du livre de James fut précédée du triomphe de son adaptation théâtrale à Broadway.
Strum
Bonsoir Strum. Je n’ai pas revu celui-ci depuis longtemps et j’en garde un vague souvenir mais le temps est venu d’avoir une meilleure appréciation de son parcours de cinéaste, souvent méprisé par la critique française. J’ai revu la Lettre (1940) avec Bette Davis il y a peu et c’est remarquable. Tout comme la Rumeur. Et un film comme Un amour désespéré (Carrie) de 1952 est une vraie découverte.
J’aimeJ’aime
Bonjour Jean-Sylvain, comme souvent avec Wyler, c’est de la belle ouvrage. Wyler a souffert de ne pas avoir un style très identifié, et d’avoir oeuvré dans plusieurs genres, d’autant que quand on parle de la profondeur de champ de ses films, on pense d’abord à Gregg Toland, son chef-opérateur sur plus d’un film. Mais c’est un excellent raconteur d’histoires et cette belle adaptation de Henry James en donne une nouvelle preuve.
J’aimeJ’aime
Ah je l’ai vu récemment grâce à Arte je crois. J’ai beaucoup aimé. Olivia de Havilland est très cruche au début, ça rappelle la Mélanie d’autant en emporte le vent, mais sa vengeance est machiavélique, sans pitié. Pauvre Monty 🙂 qu’il était beau dans ce film !
Le père est odieux.
J’ai bien envie de lire le roman.
J’aimeJ’aime
Catherine est très cruche en effet – et elle l’est peut-être plus encore dans le livre qui possède une cruauté supplémentaire. Mais si tu n’as jamais lu Henry James, c’est un bon livre pour commencer. Olivia de Havilland et Monty Clift sont très bien en tout cas.
J’aimeJ’aime
Ah ok c’est Washington square. Non je n’ai jamais lu. Pourquoi je confonds toujours avec Thomas Hardy ?
J’aimeJ’aime
Je ne sais pas. Thomas Hardy et Henry James sont des écrivains très différents. S’agissant de James, je conseille de commencer par ses nouvelles ou ses romans courts (comme Washington Square) car ses grands romans sont longs et difficiles à lire.
J’aimeJ’aime
C’est noté. Merci.
P.S. : J’ADORE Thomas Hardy. So romantic.
J’aimeJ’aime
Tu verras Henry James, c’est très différent, et les passions romantiques y sont au contraire vues avec une grande défiance comme si ses personnages étaient incapables de vivre. Ce que je préfère de lui ce sont ses nouvelles (La Bête dans la jungle, Le motif dans le tapis, Les Papiers d’Aspern, etc.)
J’aimeJ’aime