Annette de Leos Carax : la femme assassinée

Annette (2021) de Leos Carax est un film à cheval entre la fiction et la réalité, entre la pudeur et l’impudeur, entre la représentation extérieure et le théâtre intime. C’est un film où Carax nous dit : regardez-moi, repaissez-vous de ma culpabilité, et qui se termine en même temps sur cette phrase : « ne me regardez pas ». C’est un film dont il est impossible de parler en trouvant la juste distance (puisque Carax y expose un drame intime qui ne regarde que lui), et qui sollicite l’impudeur du spectateur, comme si c’était pour le réalisateur sa manière de se délivrer du fardeau de la culpabilité et qu’il s’agissait de la partager avec nous. Mais résumons : dans Holy Motors (2012), Leos Carax donnait l’impression de vouloir exorciser la mort de sa compagne Katerina Golubeva par le cinéma, tout en portant à l’encontre du 7e art un acte d’accusation. Annette prolonge cette idée en paraissant individualiser la peine : c’est dorénavant Carax lui-même qui semble se désigner coupable en représentation. Car si Annette épouse le genre du musical ou de l’opéra rock (mot qui convient mieux ici que comédie musicale), c’est avant tout l’histoire du meurtre d’une femme, la chanteuse d’art lyrique Ann (Marion Cotillard, diaphane), des mains d’un mari empli de colère, le comédien de stand-up Henry (Adam Driver en prince de la nuit). L’Annette du titre est l’enfant du couple, figurée par une marionnette, car il va s’agir pour elle de vivre en oubliant le drame, et donc de devenir une véritable petite fille à l’instar de Pinocchio.

Le film entretient constamment une confusion entre la réalité et la fiction. Par sa scène inaugurale, où Carax lui-même annonce l’ouverture du film d’une voix d’outre-tombe, accompagné de sa propre fille, puis de toute l’équipe marchant vers nous et filmée en travelling arrière. Par les angles de prise de vue et les mouvement de caméra qui survolent des frontières. Par le visage des comédiens principaux, Marion Cotillard ressemblant physiquement à Katerina Golubeva, et Henry, le mari abusif, prenant peu à peu le visage de Carax, jusqu’à la scène finale où il est quasiment devenu son double – mêmes sourcils, même bouc, même coiffure, même teinte de cheveux grisée, transformation qui progresse de concert avec l’étendue de la tâche rouge sur son visage, marque de sa culpabilité. Par la manière dont Carax filme les scènes d’opéra, où la chanteuse jouée par Marion Cotillard, semble parfois quitter la scène pour entrer dans une autre réalité (la séquence de la forêt). Par les effets spéciaux plastiques et les couleurs primitives qui rejouent cette idée de sortie du cadre, de sortie de soi, de théâtre intérieur alternant avec la représentation extérieure (où tout cela se passe-t-il donc ? « Within or outside » demande le début, c’est-à-dire dans la tête de Carax ou à l’extérieur). Le film se double ainsi constamment d’une taie ou d’un envers qui résulte de ce que l’on pourrait se figurer du drame intime du cinéaste (puisque les détails ne nous en sont pas connus).

On regarde donc Annette obligé de se tenir à distance, à la fois effrayé de l’impudeur et désireux cependant de voir la marionnette échapper à son sort, vivre sa vie, sortir des abysses où a regardé son père, devenir une vraie petite fille, par la seule force de son regard et de sa volonté propre, sans avoir besoin d’une fée comme dans Pinocchio. D’une certaine façon, le film est en même temps un appât pour voyeur et une dénonciation du voyeurisme. Les deux séquences de stand-up d’Henry disent assez bien cela : dans les deux, il dit des horreurs, mais dans la première, le public est consentant et hilare, encourageant son déballage d’insanités pas drôles, alors qu’il le conspue dans la seconde où il dépasse certes les bornes. Une manière de renvoyer le spectateur dans son camp, comme le fait le « ne me regardez pas » final, contradiction inhérente au film, qui est lui-même ce qu’il dénonce, jusque dans ses personnages (l’homme « gorille » et la femme fragile). A cette aune, le film tient également un discours plus général sur la masculinité dite « toxique », selon la formule consacrée, dépassant le seul autoportrait négatif.

Hélas, et pour autant qu’on se soit placé à la bonne distance du récit, lorsque l’on se défait de la tentation de plonger dans l’abysse de la culpabilité et dans celui jumeau du voyeurisme, lorsqu’on débarrasse le film de son dispositif théorique, lorsqu’on veut le considérer en tant que film autonome, il déçoit ; que ce soit du point de vue de la mise en scène (les comédiens sont serrés de près et il nous a semblé qu’il manquait le souffle et l’espace propres aux grandes comédies musicales même s’il s’agit d’un opéra rock) ; du point de vue de la caractérisation des personnages qui sont peu fouillés (et que l’on a perçus surtout comme des projections, des enveloppes propres à recevoir des caractérisations types, des sentiments, la peur, l’angoisse, la colère) ; du point de vue des paroles des chansons des Sparks (très littérales) ; ou du point de vue de la conduite du récit (qui a même besoin du soutien d’un journal de gossip news récurrent pour faire avancer sa narration). Se concevoir comme reflet avant d’être récit, c’est selon nous la limite de ce film singulier qui prétend repousser et plonger dans l’abysse en même temps.

Strum

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15 commentaires pour Annette de Leos Carax : la femme assassinée

  1. horatio2012 dit :

    Excellente analyse (comme toujours)

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  2. Régis-Oussadi Florence dit :

    Pour une fois, je ne suis pas d’accord avec vous. Votre analyse est trop restreinte, vous interprétez le film comme une projection de la culpabilité de Leos Carax. Vous oubliez complètement de mentionner qu’il n’est pas l’auteur du scénario, ce sont les Sparks qui ont également écrit la musique. Les Sparks avaient proposé leur travail à d’autres cinéastes avant lui donc ils ne l’avaient pas écrit en fonction de son histoire personnelle. Que Carax ce soit donc projeté, c’est normal mais ça dépasse son petit moi blessé et ne rend pas justice à ce qui m’a paru être un éblouissant conte-opéra à la portée universelle. Ce sont les hommes toxiques et l’attirance qu’ils peuvent susciter qui est en question. Pas seulement au niveau du show-biz mais aussi d’une certaine forme de romantisme, celui qui fait fantasmer nombre de filles sur les vampires et tout ce qui est « dark ». Ann est prévenue mais elle ne peut résister à croquer dans la pomme… surtout quand celle-ci s’appelle ADAM…. la bible, les contes, l’expressionnisme allemand avec sa lune, sa marque maudite, ses mains nosferaptiques. Annette est un film immensément riche que chacun peut s’approprier.

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    • Strum dit :

      C’est vrai j’interprète le film ainsi. Je ne crois pas au discours mis en avant par la communication du film selon lequel seuls les Sparks seraient les auteurs du scénario et surtout au cinéma, il n’est pas nécessaire d’être juridiquement l’auteur du scénario pour faire un film personnel et intime (il y a mille exemples). A tout le moins, le fait que le personnage de Driver prenne le visage de Carax au fur et à mesure jusqu’à lui ressembler de manière saisissante dans la dernière scène laisse penser qu’il y a là une forme d’autoportrait négatif. Je ne nie pas que le film peut aussi être vu comme parlant de la masculinité toxique de manière générale mais j’en retiens surtout le discours personnel sans lequel le film n’existerait pas (c’est d’ailleurs ce qui m’intéresse d’abord au cinéma, le discours personnel du réalisateur).

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      • REGIS-OUSSADI Florence dit :

        Je pense que cela ne relève pas de la communication au départ, les Sparks ont bien écrit le scénario de « Annette » mais Leos Carax a infléchi ce scénario, y a apporté des modifications pour se l’approprier. Qu’il en ait fait un film personnel, c’est vrai et que Adam Driver soit son double, je n’en doute pas un instant car Carax fonctionne ainsi avec les personnages masculins. Néanmoins il faut rendre à César ce qui est à César, la part de créativité des Sparks ne doit pas être sous-estimé et le film a une portée universelle qui selon moi en fait tout le prix (en plus du fait que je le trouve très beau, d’une grande richesse et que j’adore la musique).

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        • Strum dit :

          Bien sûr, au cinéma, comme dans tout art, c’est le particulier qui permet d’accéder à l’universel. Ce que je voulais dire, c’est que l’identité des auteurs du scénario de départ n’a selon moi pas tellement d’importance ; c’est ce que Carax a mis dans le film qui importe (certains des films les plus personnels du cinéma n’ont pas des scénarios signés par leur réalisateur). Mais les reproches que je fais au film sont surtout d’ordre cinématographique. Contrairement à vous, je n’ai pas été emballé par la mise en scène du film que j’ai trouvé assez peu inspirée (le parti-pris des décors limitant d’ailleurs les possibilité de mouvements de caméra et les prises de vue) et j’ai trouvé la musique des Sparks assez moyenne (aucun air ne se détache).

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  3. REGIS-OUSSADI Florence dit :

    Tout le contraire de moi en effet car j’ai écouté la BO bien après le visionnage du film et j’adore la mise en scène. Mais bon, c’est aussi une question de sensibilité. Je suis restée totalement hermétique à La La Land par exemple et ce sur tous les plans (musique, images, interprétation, histoire) alors que d’autres y ont vu une merveille.

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  4. princecranoir dit :

    Passionnante analyse, ainsi que le débat qui suit dans les com. Pour autant, le travail de Carax ne m’attire plus. J’ai pu apprécier étant jeune Boy meets girl ou Mauvais sang, et je reconnais la richesse créative de ce cinéaste singulier dans le paysage français. Mais cet Annette, telle que décrit dans ton texte, et même conçue avec les Sparks, ne parvient pas allumer les étincelles dans mes yeux. Un tort certainement.

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    • Strum dit :

      Merci. Je t’invite bien entendu à voir le film pour te faire ta propre opinion. Je pense que je n’ai pas réussi à y entrer complètement pour ma part et je n’ai pas été emballé par la musique. Je garde de bons souvenirs de Mauvais sang et Les Amants du pont-neuf que j’avais préférés.

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  6. Paul Fléchère dit :

    Alors là, pas d’accord du tout.
    Oui, Carax a ajouté plus que sa patte de réalisateur au scénario et bien sûr au film.
    Mais:
    – les enfants utilisés par des parents megalos et plus ou moins « artistes », ça regarde plus la vie des frères Sparks (ce n’est pas leur nom mais je l’ai oublié), et l’idée de la poupée vient bien d’eux, même si c’est Carax qui a bossé très sérieusement sur la représentation de la poupée dans le film.
    – le drame du suicide de Katerina Golubeva n’a rien à voir avec sa relation avec Carax. Elle était déjà bien atteinte avant de le connaître. J’imagine au contraire un père qui a du faire face à ce drame et aider sa fille à se construire malgré cela. D’ailleurs, dans le film, elle n’est pas « utilisée  » mais apparaît seulement aux génériques du début et de fin. Et dans le générique de fin, elle est souriante, tient son père par le bras et l’embrasse, on ne sent rien de malsain, bien au contraire. On sent une relation, même pas apaisée, mais juste confiante. Son père l’a aidée – elle a quand même perdue sa mère a 10/12 ans, par suicide – ce qui n’est pas rien. Je pense au contraire qu’ils se sont aidées l’un l’autre plus qu’autre chose.
    – Oui, il y a du glauque dans le film Annette. Mais comme il y en a dans tous les films de Carax. Et d’Hitchock, et de Lang, et je ne te ferais pas une liste, tu es aussi cinéphile que moi. Et littéraire….s’il n’y a pas du glauque dans Proust😁.
    – Au final, ce film est peut-être le plus triste de Carax. Mais c’est sans doute son plus beau depuis les deux premiers. Scénario ? C’est possible, je dirai maturité et dans sa relation avec sa fille Natya, je dirai très belle prise de maturité.

    Et c’est surtout très poétique. Tu as remarqué comme il sait filmer les arbres? Rien que pour ça, et c’était déjà super beau dans Mauvais sang, Leos Carax est avant tout et après tout, un grand cinéaste.

    En toute amitié bien sûr, je lis toujours tes critiques avec grand plaisir et intérêt. Mais là, je pense que tu es à côté du film.

    Arnaud

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    • Strum dit :

      Comme je l’ai dit, je ne suis pas vraiment rentré dans le film que j’ai regardé à distance sans ressentir beaucoup d’émotions. Mon interprétation n’est peut-être pas la bonne (ce n’est qu’une interprétation et tu as bien sûr le droit de ne pas être d’accord du tout d’autant que je suis assez tranché dans mon avis), mais il me paraît difficile de passer sous le silence, ou à tout le moins de ne pas évoquer, le fait que Carax se projette dans le personnage principal puisque ce dernier est maquillé de manière à ressembler peu à peu à Carax jusqu’à devenir son double, ce qui est pour moi l’expression d’un sentiment de culpabilité (l’enfant aussi d’ailleurs à travers laquelle le souvenir de la mère survit puisqu’elle a hérité du don de sa voix). Par ailleurs, je pense que le film parle aussi de l’impossible séparation du réel et de la fiction, ce qui je pense autorise ce type d’interprétation ou d’interrogation sur la place du metteur en scène dans le récit. Mais surtout, et c’est là ce qui nous sépare, je n’ai été convaincu ni par la mise en scène (je n’ai pas remarqué une façon particulière de filmer les arbres pour répondre à ta question) ni par la manière dont sont écrits les personnages que j’ai trouvé schématiques (or pour aimer un film je dois croire à ses personnages).

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  7. Pascale dit :

    Moi j’ai été transportée, embarquée. Même si le film ne tient pas la promesse de la scène inaugurale.
    Carax avait demandé de ne pas révéler l’apparence d’Annette. C’est une surprise la scène à la prison où elle cesse enfin d’être un objet manipulé.
    Je crois que comme d’habitude il ne sait pas ce qu’il veut raconter, comme si son film s’écrivait au fur et à mesure… mais cette fois, ça a marché sur moi alors que j’avais détesté Holy motors. Le prince de la nuit y est sans doute pour beaucoup.

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