
Dans La Baie Sanglante (1971), qui a inspiré les films de slasher, les penchants gores de Mario Bava l’emportent sur ses aspirations esthétiques. Or, le gore est l’aspect le plus paresseux, le moins intéressant, du cinéma de genre. Ce passage de témoin entre l’esthétique fantastique et une imagerie plus sanglante intervient dès le prologue. Une femme sur un fauteuil roulant, la Comtesse Donati (Isa Miranda) s’avance vers la fenêtre de son manoir qui donne sur une baie éclairée par le clair de lune. Déjà entrée dans le royaume de la vieillisse, au crépuscule de sa vie même, elle regarde au loin, avec regret, la cabane modeste où vit ce fils illégitime qu’elle n’a pu reconnaître. Bava éclaire la pièce à partir de plusieurs sources de lumières au sol qui attirent le regard sur les coloris vif des meubles, sources de lumières qui donne l’impression d’une ouverture vers d’autres mondes comme dans Le Corps et le fouet.
Hélas, la Comtesse est au terme de cette séquence brutalement assassinée, pendue, par un homme dont on voit ensuite le visage, et c’est comme si c’est le film lui-même qui était coupé dans son premier élan. L’atmosphère fantastique du giallo se dissipe et s’ensuit une série d’assassinats sanguinolents commis par des auteurs différents, qui sont tous liés au projet immobilier imaginé par le mari de la Comtesse dont il escomptait tirer de substantiels revenus. Le fils illégitime (Claudio Volonte), la fille légitime (Claudine Auger), un architecte ambitieux, à peine dérangés dans leur jeu de massacre par un excentrique collectionneur de coléoptères, sa femme à moitié medium (Laura Betti et son curieux visage), des jeunes gens venus s’amuser, vont consciencieusement s’entretuer, avant que des enfants à la main plus innocente mais néanmoins efficace ne viennent mettre tout le monde d’accord. Ce massacre égalitaire, où tout le monde se trouve logé à la même enseigne, témoigne d’un certain cynisme : personne n’est ici digne de s’en sortir, cynisme prévalent dans le genre du slasher à venir. Bava a cependant l’honnêteté intellectuelle de pousser le raisonnement jusqu’au bout en empêchant l’identification du spectateur avec un quelconque personnage principal (puisqu’ils sont tous médiocres et avilis), considérant qu’il est temps de sauter une génération puisqu’il confie les clés de l’avenir à des enfants, moins hypocrites que leurs parents peut-être, mais pas moins inquiétants. La crainte du bétonnement de la baie, qui donne son argument au film, anticipe des débats plus actuels (et guère considérés dans les années 1970) même si l’Italie est précisément, de tous les pays européen, celui qui a le plus échappé à la bétonisation, a le plus conservé son art de vivre.
Néanmoins, grâce à une mise en scène ingénieuse qui s’emploie à dissimuler un budget dérisoire, le film n’est pas dénué d’intérêt, bien que ce dernier ne nous semble pas à la hauteur de sa réputation. Bava, en chef opérateur éprouvé, a notamment recours à de nombreux zooms et dézooms qui passent par un centre axial flou, le flou de l’image suggérant à la fois le flou moral de ses personnages et la désincarnation du lieu du massacre (une baie quelconque), empêchant derechef toute identification du spectateur avec un personnage, faute d’une perception stable de l’image – et ce d’autant plus que les images de travellings dans les sous-bois sont constamment entravées par des feuillages ou des objets mis au premier plan. Ainsi mis à distance, le spectateur se trouve placé dans une situation de témoin lointain comprenant que la série de meurtres n’aura de fin que quand tout ce petit monde aura été liquidé. En somme, c’est son propre cynisme qui est sollicité – bien qu’il ne soit pas obligé d’y donner suite. Quelques flashbacks agrémentent la narration. La Baie sanglante correspond à une période difficile dans la carrière de Bava, lui l’inventeur du giallo dont Argento aura profité commercialement à sa place. Bien que le film ait été réhabilité depuis comme un précurseur des Vendredi 13 et consorts (on peut du reste se demander si c’est un titre de gloire), il nous paraît surtout donner à voir, avec une franchise respectable, une vision du monde réel si peu amène, qu’elle explique peut-être pourquoi Bava est tenté de regarder en direction de l’autre monde dans ses meilleurs films. Un habile démarquage des compositions de Morricone sert de musique au film et elle est assez réussie.
Strum
Je n’ai jamais vu de film de Mario Bava, il faudrait peut-être que je m’y mette (même si je ne vais probablement pas commencer par celui-là). Et je n’ai jamais vu de film avec Claudine Auger qui ne soit pas un James bond… que de lacunes à combler 🙂
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Tu peux te consoler en te disant que son rôle n’a pas énormément d’intérêt. 😉
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Je l’ai vu il y a fort longtemps. Ton analyse en profondeur me remet en mémoire certains aspects qui effectivement m’avaient séduit (ce rapport à l’environnement). Je me souviens aussi avoir été quelque peu déçu par le film au regard de sa réputation.
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Oui, j’ai été déçu, mais je ne suis pas du tout amateur de gore alors les scènes choc du film ne m’intéressent pas. Je préfère le Bava gothique qui fait du fantastique. Et dans le domaine du giallo non fantastique, je préfère Argento.
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