
Dans Le Maître et Marguerite, l’un des romans les plus enthousiasmants jamais écrits, paru à titre posthume trente ans après sa mort, Mikhaïl Boulgakov se venge de tous les écrivaillons, tous les censeurs, tous les apparatchiks à la solde du pouvoir stalinien qui l’ont persécuté pendant sa vie d’écrivain. D’outre-tombe, il convoque Satan dans le Moscou de 1930, sous les traits du magicien Woland, un Satan écoeuré par l’hypocrisie des communistes et révolté par le terrorisme intellectuel du matérialisme historique qui prétend remplacer dans le coeur des hommes et des femmes toutes les autres croyances, et notamment la croyance en Dieu. Or, si Dieu n’existe pas, si l’histoire de Ponce Pilate et du Christ est fausse, comment Satan lui-même pourrait exister ? Woland, assisté de trois inoubliables acolytes, dont le chat géant Behemot, va persécuter à son tour, à coup de farces aussi hilarantes que diaboliques, tous les littérateurs serviles qui ont conduit au désespoir un écrivain répondant au nom de « Maître », que Woland a pris en affection et qui n’est autre que Boulgakov lui-même grimé sous les oripeaux de la fiction. Un personnage effacé que ce Maître, un peu lâche, qui a brûlé son grand roman sur Ponce Pilate de peur d’être arrêté, qui s’est enfui pour se cacher dans un asile psychiatrique. Mais c’est sans compter sur le courage de Marguerite qui l’aime d’un amour fou, une héroïne flamboyante que Boulgakov a modelé sur la personnalité de sa troisième femme, la grande passion de sa vie. Marguerite va vendre son âme à Woland pour sauver le Maître, se faisant sorcière pour lui, survolant Moscou nue et démente sur un balais de Sabbat, devenant reine du bal de Satan.
C’est ce roman inouï, génial, bouleversant, qui déclenche des crises de fous rires inextinguibles, où Satan apparaît comme un sympathique magicien non dénué de compassion pour les héros (ce qui est une façon pour Boulgakov d’affirmer que Staline était pire que le diable, que le régime qu’il avait instauré était pire que l’enfer, et que la réalité du communisme soviétique dépassait en monstruosité tout ce que la fiction avait pu imaginer), que le réalisateur yougoslave Aleksandar Petrovic adapta en 1972, avec Ugo Tognazzi dans le rôle du Maître, Mimsy Farmer dans le rôle de Marguerite et Alain Cuny dans le rôle de Woland. Cette co-production italo-yougoslave (de ces co-productions européennes qui furent légions à l’époque), tournée à Belgrade, n’est pas indigne, et peut faire valoir une belle musique d’Ennio Morricone et d’occasionnels moments de mélancolie, à la faveur de ce générique où l’on accède à une mémoire des lieux grâce aux rues filmées en travelling et de quelques gros plans de Mimsy Farmer à la beauté diaphane, mais elle est très loin d’exercer sur le spectateur la même fascination que le livre et surtout de posséder son pouvoir libérateur.
Et ce pour trois raisons : d’abord, la fantaisie sans frein du roman, son ton tragi-comique et énergique à la fois, y apparaissent bridés, bornés, limités par la structure du film. Le roman possède une folie particulière, est raconté avec une liberté narrative totale, où les personnages surgissent comme à l’improviste, le Maître n’arrivant d’ailleurs dans le récit qu’à partir du chapitre XIII, là où le film se veut organisé, linéaire et raisonné. Ensuite, le roman était une variation presque joyeuse sur le mythe de Faust, entrait de plain-pied dans le champ du fantastique, tout en traçant une autre voie totalement originale aux termes de laquelle une vie imaginaire au-delà de la mort avec Satan valait mieux que la vie dévitalisée et mensongère à Moscou sous Staline. Un rire énorme et retentissant jusque dans les cieux y défaisait le joug lourd et sinistre du totalitarisme, y affirmait la victoire de l’art sur la réalité. Or, le film commet à la fin la lourde erreur de faire triompher la mort elle-même, la réalité blafarde des couloirs des asiles où furent enfermés les écrivains soviétiques refusant de se soumettre au mensonge et à la paranoïa stalinienne. Enfin, et c’est peut-être la trahison la plus significative de Petrovic, le roman était l’histoire d’un homme brisé sauvé par le courage indomptable d’une femme qui sacrifiait son âme pour lui, négociait pied à pied avec Satan lui-même pour sauver l’homme qu’elle aime. Marguerite y était un Faust féminin. Or, de façon incompréhensible, Petrovic, dans son film, fait du maître, le personnage courageux qui conteste la censure de son oeuvre par les organes officiels du Parti, et de Marguerite, un personnage faible qui le soutient dans l’ombre sans participer à l’action principale si ce n’est en témoin (le jeu de Mimsy Farmer, émouvante, n’est pas en cause, c’est la façon dont Petrovic la filme et ce sont les scènes qu’il lui donne qui le sont). Peut-être était-ce sa façon de concevoir le rôle de la femme, mais ce faisant il trahit les intentions de Boulgakov qui avait fait de Marguerite la véritable héroïne du roman, tribut à son épouse qui l’avait sauvé du désespoir. D’ailleurs, et ce n’est pas un hasard, une des scènes les plus inoubliables du roman, celle où Marguerite s’échappe nue sur son balai dans le ciel de Moscou, est absente du film. Reste que la musique de Morricone donne envie d’en relire des passages, et c’est déjà cela.
Strum