Ici, une lueur verte ; là, un rouge ondoyant ; au fond du cadre, à gauche, une paroi violacée ; devant, un velours couleur or. Dans Le Corps et le fouet (1963) de Mario Bava, les images sont composites, semblent faites d’un assemblage de dimensions juxtaposées, chacune représentée par une couleur. Le Corps et le fouet raconte le retour du baron Kurt Menliff dans le château familial dont il fut autrefois chassé par son père après avoir séduit et conduit au suicide une servante. Mais chacune des couleurs surgissant dans les différentes parties du cadre pourrait être le point de départ d’une autre histoire commençant hors champ. Le fantastique nait d’un écart par rapport à la réalité qui l’a enfanté. Chez Tourneur (et le Bava de La Fille qui en savait trop), les ombres en étaient le cortège ; chez le Bava du Corps et du fouet, les couleurs vives des images en désignent le chemin. D’ailleurs, Bava fut chef opérateur pour Tourneur sur La Bataille de Marathon (voire co-réalisateur).
Pourquoi Kurt est-il revenu ? Dans Le Maitre de Ballantrae de Stevenson, l’ainé libertin et spolié revenait pour persécuter un frère détesté. Ici, Kurt revient autant pour se venger de la spoliation de ses biens que parce que Nevenka, son ancienne promise, a épousé son frère Christiano. Ne pouvant souffrir de se retrouver dépossédé de cette femme qu’il dominait, il lui intime de reprendre leur commerce amoureux et sado-masochiste où l’homme manie le fouet et la femme offre son corps. L’ascendant de Kurt est tel que Nevenka cède à nouveau à ses désirs. Mais Kurt, homme maléfique, est ensuite mystérieusement assassiné.
Dans ce récit gothique qui marie Stevenson, Poe et Sade, Mario Bava fait voir sa manière de cinéaste baroque où les couleurs, par le ton qu’elles donnent au film, par la profondeur de champ et de songes qu’elles confèrent aux plans, sont aussi importantes, sinon davantage, que le récit – les couleurs vives étaient également une des caractéristiques de l’architecture baroque italienne. Ces couleurs annoncent la tournure fantastique de l’intrigue, annihilent d’emblée la frontière entre la réalité et le monde des fantômes où va plonger Nevenka. La morbidité de l’intrigue, qui imagine que Nevenka continue d’aimer Kurt jusque dans la mort, ainsi que l’usage fréquent du vert, renvoient par instant, par la pensée, au Vertigo d’Hitchcock. Mais un Vertigo qui serait passé par le tamis, les déviances, de visions néo-gothiques. L’important n’est pas que Kurt devienne fantôme mais que Nevenka y croie, tel Heathcliff croyant voir Catherine revenir à la vie dans Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë. Tout le film tient ainsi en équilibre sur cette arête qui sépare la réalité du fantastique, la vérité de l’illusion, et Bava l’y maintient jusqu’au bout par les couleurs flamboyantes de l’image, qu’agrémente un thème musical aux résonances romantiques. Le sadisme de Kurt, et le masochisme de Nevenka, inséparables dans leur esprit de la notion de plaisir, ajoutent une certaine perversité au film, où la passion la plus grande est aussi la plus maladive, qui lui value les foudres de la censure en 1963, la version d’exploitation étant différente selon les pays.
Comme souvent dans le cinéma, ce n’est pas le genre qui compte, mais le style et la vision du cinéaste qui l’explore, et celui de Bava se retrouve de film en film. Dans Le Corps et le fouet, Bava désigne un chemin pour le fantastique à l’attention de ses épigones et successeurs, de même qu’il le faisait pour le giallo dans La Fille qui en savait trop et Six femmes pour l’assassin. Du reste, ici, l’assassin n’est pas celui qu’on croit, comme ce sera souvent le cas dans le giallo, Bava croisant les deux genres d’une certaine façon. Kurt a le visage longiligne et habitué des cryptes de Christopher Lee, Nevenka celui frémissant de l’actrice israélienne Daliah Lavi. Bava filme leur visage comme une matière traversée d’ombres et de couleurs, comme en état de putréfaction, déjà prêt en somme à passer dans ces autres mondes qui ont ses faveurs.
Strum
PS : une rétrospective Mario Bava est en cours à la Cinémathèque Française. En voici le programme.
Bava, un grand cinéaste qui mérite effectivement d’être redécouvert. 🙂
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En tout cas, un cinéaste qui a du style. 🙂
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Quel style en effet ! Et je ne parle pas que de Bava, car tu as parfaitement mis en mots les teintes imagées qui pénètrent l’univers mental, voire prépsychédélique de ce grand cinéaste transalpin. Je sais que Lee était très fan de ce film exploitant avec intelligence son statut de Prince des Ténèbres forgé sous le Marteau britannique.
Voilà que tu me donnes une envie furieuse de reprendre ce fouet à bras le corps !
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Merci, tu sais déjà que tu en prendras plein les yeux, mais attention aux estafilades ! 🙂 Lee est égal à lui-même, impitoyable et marmoréen.
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