Holy Motors de Leos Carax : mourir puis revivre grâce au cinéma

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Holy Motors (2012) est dédié à Katarina Gobuleva, l’actrice et compagne de Leos Carax qui s’est donnée la mort. C’est ce que nous apprend le générique de fin du film, qui l’éclaire rétrospectivement tout entier. A ce titre, Holy Motors parait être à la fois pour Carax une manière d’exorciser cette mort en la faisant rejouer, en la mettant à distance, par le biais de la fiction mais aussi, peut-être, une mise en accusation du cinéma et du poids qu’il fait peser sur les actrices et les acteurs. J’ai le sentiment que c’est de cette façon impudique, en mêlant le film et la réalité, en traversant le voile du cinéma pour en distinguer les coulisses, qu’il faut parler d’un film aussi impudique qu’Holy Motors.

Au début, Carax est couché dans une chambre, terrassé sans doute par la mort de sa compagne. Peut-être désire-t-il même mourir. Puis, il entend un appel, l’appel répété d’une sirène de paquebot. C’est le paquebot fellinien du cinéma qui s’élance, un navire qui peut voguer sur les flots du temps. Carax, comme nous-mêmes (un contre-champ sur une salle de cinéma nous offre le miroir de notre propre salle et nous rappelle que nous regardons un film), répond à cet appel. Il ouvre une porte avec une clef soudée à son doigt et, passant de l’autre côté du miroir (tel l’Orphée de Cocteau), se retrouve à nos côtés dans une salle de cinéma. La sirène continue de retentir. Il s’agit d’un chant de sirène pareil à ceux de l’Odyssée d’Homère : à force de trop écouter l’appel du cinéma et de le suivre jusqu’au bout, on peut finir par s’y perdre et se faire dévorer le cœur.

Commence alors le film, qui dresse un portrait du cinéma contemporain d’aujourd’hui. Le double de Carax, joué par Denis Lavant, y fait l’acteur conformément à de mystérieuses instructions écrites, dans une série de vignettes figurant les différents genres du cinéma actuel : film sur la finance, film social, film de science-fiction et blockbuster d’actions, film d’horreur, film de gangsters, comédie de mœurs familiale, mélodrame romantique. Tout cela est inégal, et le film tourne parfois au ridicule qu’il prétend moquer ; ainsi dans ce passage où Lavant incarne le Darth Maul de Star Wars avec son sabre laser double, et plus généralement des personnages en motion capture du cinéma numérisé sur fond vert, qui finit dans un grotesque accouplement extra-terrestre ; et dans une moindre mesure, dans cette séquence hommage à la Hammer où Lavant, grimé en créature des égouts, terrorise les visiteurs d’un cimetière et enlève un mannequin qu’il déguise à son goût en en faisant un improbable alliage de Belphégor (de la série télévisée ORTF), de madone et de femme musulmane voilée (pauvre Eva Mendès).

On le voit, Holy Motors est un film empli jusqu’à la lie de références cinématographiques extérieures, et fait office à ce titre de méta-film, conscient de ses effets et de ses références, brisant plus d’une fois par leur entremise la suspension de l’incrédulité du spectateur qui est pourtant la règle d’or du cinéma. C’est un genre d’histoire du cinéma condensée, où Carax se réclame, comme par le passé, héritier de Godard. Chaque retour de Lavant dans la limousine qui le conduit nous rappelle que nous sommes dans un film et que le monde cinématographique qu’une séquence vient d’esquisser n’est que chimère. Lavant a beau mourir lorsqu’il joue un personnage, il revit toujours dans le temps tronqué de la voiture. Tout est truqué, tout est faux au cinéma, ne cesse de nous répéter en boucle Holy Motors. Et l’on se croit par moment dans Sur les Terres Truquées, cette bande dessinée de Valérian où un démiurge recrée pour son vain plaisir des séquences historiques du passé terrestre. Dans Holy Motors, c’est le cinéma passé et présent qui est convoqué (y compris celui de Carax lui-même). Dans cette première partie, le film tient donc de l’objet théorique déroulant un catalogue de réjouissances pas toujours inspiré. Difficile, il est vrai, de solliciter la suspension de l’incrédulité d’un spectateur auquel on affirme si véhémentement que le spectacle se nourrit du faux.

Pourtant, par des voies mystérieuses, le film parvient dans sa deuxième partie à émouvoir. Les relations humaines, totalement absentes de la première partie du film, y participent. Une séquence entre un père et sa fille dans leur voiture prend en quelques plans la consistance interne de la réalité et noue l’estomac. Le désespoir de Lavant se fait ressentir de plus en plus, de scène en scène, souligné par l’inquiétude d’Edith Scob aux « yeux sans visage », qui conduit sa limousine. La nuit est venue (belle photo nocturne) avec son cortège de ténèbres ; le film y puise une mélancolie toujours plus épaisse. Et quand vient le suicide d’une des collègues de Lavant, actrice elle aussi, qui n’en peut plus de jouer, de faire semblant, on ne peut s’empêcher de se demander s’il ne s’agit pas là d’une recréation fictionnelle du suicide de Katarina Gobuleva, comme si, selon Carax, le cinéma l’avait tuée à force de lui demander de jouer du faux avec tout son cœur et ses tripes. Cette lassitude existentielle de l’acteur ou de l’actrice, cette remise en question du cinéma en tant qu’art créateur de vérité est au cœur du film. Lorsque Carax y distille des remarques sur la taille des caméras ou sur le fait que le cinéma d’avant était « mieux », plus incarné, sur le fait que les motrices sacrées du cinéma sont maintenant condamnées à céder la place au virtuel, à un faux de plus en plus faux, devant des spectateurs de plus en plus absents ou endormis et ne pouvant plus voir la beauté, on croit percevoir un ressentiment ou une frustration du cinéaste vis-à-vis de tout ce qui entoure le cinéma ; cela dessert alors son film. De même le desservent parfois les nombreuses références cinématographiques. En témoigne cet épilogue superflu (référence au Cars de Pixar ?), où des limousines arrêtées pontifient avec humour sur la mort prochaine du cinéma. Quand, en revanche, la mélancolie de Carax, sa certitude que l’ancien cinéma est mort, se reflètent non pas dans de stériles injonctions, mais sur les visages et dans les gestes désespérés et fatigués de Lavant, Scob et Minogue, jusqu’à dire qu’il n’y a rien que la mort ou une vie de singes hors le cinéma, sacré monstre mais engin sacré, alors Holy Motors touche au coeur dans sa partie finale. Peut-être que le cinéma peut tuer, mais il peut aussi faire revivre les morts par l’image. Suspendre la sentence de la mort, montrer une vie en suspens, voilà qui pouvait séduire une large partie des critiques de cinéma, qui mènent elles et eux aussi, d’une certaine façon, une vie en suspens à travers les différents royaumes cinématographiques. Ce film singulier figure ainsi dans nombre de listes des meilleurs films de la décennie passée. Reste que le romantisme lyrique du Carax de Mauvais Sang et des Amants du Pont Neuf, qui croyait encore que le cinéma pouvait être à la fois plus beau et plus sombre que la vie, est bel et bien mort.

Strum

PS : bonne année à toutes et tous avec mes meilleurs voeux pour cette année 2020 et cette décennie 2020.

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13 commentaires pour Holy Motors de Leos Carax : mourir puis revivre grâce au cinéma

  1. Bonne année Strum ! Toujours des articles passionnants sur votre blogue.

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  2. Ronnie dit :

    Meilleurs voeux Strum.

    J’aime

  3. Benjamin dit :

    Belle année 2020 !

    Et en effet, Holy motors figure sans peine dans mon propre florilège 2010-2019. Film réflexif et méta-film à la fois, dont l’analyse n’est pas si évidente mais dont tu te tires parfaitement. Ton approche me replonge biendans cette folle curiosité. Le film racle, écorche (moins que dans Les amants, belle façon que tu as là de conclure), émeut et finit par s’accrocher à nos souvenirs. Moi je n’ai pas encore oser m’y attaquer. Ca me semble un monument ce film, mais je saurai me rappeler ton texte si je m’y lance.

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  4. Paul Fléchère dit :

    Bonsoir Strum, je me demandais comment t’adresser mes vœux et ce beau texte sur un film…on va être gentil en disant qu’il y a quelques petites fulgurances, m’en donne l’occasion. Mes meilleurs vœux donc pour 2020, à toi, Mme Strum et les enfants! Dieu sait si Carax a compté pour moi avec la découverte de Mauvais Sang (la première fois que j’ai vu film trois fois de suite dans la même journée), Les amants du Pont-Neuf (même si je trouve que respect d’un budget fait aussi un bon cinéaste), et Pola X (bien barré, mais avec grand talent). Holy Motors, il y a quelques belles scènes, mais l’adolescent qui ne voulait pas sortir de cet âge a fini par devenir bien vieux.
    Très bonne année à nouveau!

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    • Strum dit :

      Merci Paul et très bonne année à toi et à tes proches ! Comme toi, je préfère le Carax de Mauvais sang à celui de Holy Motors – les deux d’ailleurs se réclament de Godard, bien qu’à des périodes différentes.

      J’aime

  5. princecranoir dit :

    Très beau texte une fois encore, pour entamer 2020 en limousine.
    Ce film m’intrigue autant qu’il mintimide. Les qualités que tu soulignes devraient toutefois me satisfaire.

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