
Les rares détracteurs de Mankiewicz l’accusent d’être bavard. Il est vrai que ses films comptent nombre de dialogues et de monologues. Mais on y trouve aussi souvent un don d’observation et de caractérisation (Chaînes conjugales), un sens du lyrisme (L’Aventure de Mme Muir), un sens du tragique (La Comtesse aux pieds nus, Jules César), une capacité à juguler les flux de conscience de ses personnages par une construction narrative alternée (All about Eve, La Comtesse aux pieds nus, Chaînes conjugales), et dans ses grands films tout cela combiné, qui bornent ses brillants dialogues, les mettent au service du récit. On murmure dans la ville (1951) fait cependant partie de ses quelques films où les dialogues prennent le pas sur le découpage et où les idées narratives font défaut. Il en résulte un film décevant et au rythme indolent, qui souffre d’un manque de vigueur, malgré le charme de son couple vedette Cary Grant – Jeanne Crain et son sujet intéressant.
Ce sujet est l’un des favoris du réalisateur : le duel que se livrent l’individu doté d’aptitudes supérieures et la société, décrite comme une conspiration de médiocres. Le film raconte l’histoire d’un médecin aux méthodes peu orthodoxes, qui suscite la jalousie d’un confrère de son Université. Le professeur Elwell (Hume Cronyn) ne peut supporter le succès que rencontre le gynécologue Noah Praetorius (Cary Grant), succès financier aussi bien que d’estime, ni sa liberté de parole et d’esprit. Il exhume de son mystérieux passé un secret qu’il entend bien exploiter pour obtenir son renvoi de l’Université. Il s’intéresse en particulier à ce M. Shunderson (Finlay Currie) qui suit Noah comme son ombre et ne veut pas se laisser photographier. En parallèle, Noah apprend à une étudiante, Deborah Higgins (Jeanne Crain), qu’elle est enceinte après une aventure avec un homme. Infortune qui la destine à être mise au ban de la société intolérante du film, celle d’une petite ville provinciale américaine ; à connaître l’ostracisme et le malheur qu’a connu son père malade, qui vit aux crochets d’un frère religieux ne jurant que par ses livres de comptes et sa bible (dans cet ordre).
Noah sauve Deborah de cette perspective en l’épousant, car il en tombe opportunément amoureux. Mais y aura-t-il quelqu’un pour défendre l’honneur de Noah contre les jaloux, les médiocres et le qu’en dira-t-on (« people will talk » dit le titre original) ? C’est la question qui se pose lors du dernier acte du film (car le film est narrativement structuré comme une pièce de théâtre, ce qui trahit d’ailleurs son origine puisqu’il est tiré d’une pièce, avec une succession de séquences qui sont autant d’actes). Les conditions particulières dans lesquelles il a commencé à exercer et le passé trouble de M. Shunderson ayant été révélés par Elwell, Noah se retrouve contraint de se justifier devant le Conseil de l’Université, ce qui occupe le dernier tiers du récit. Mankiewicz ne trouve pas plus d’idées visuelles pour filmer cette manière de procès qu’auparavant et seuls le charisme de Cary Grant et les blagues d’un professeur ami et physicien (Walter Slezak) permettent de sauver de l’inertie ce qui aurait du être le sommet du film. A cet égard, Elwell est un antagoniste bien peu intéressant et il n’apparait jamais suffisamment méchant ou puissant pour donner l’impression qu’il pourrait réellement nuire à Praetorius, coupant court à tout suspense. Quant au personnage de M. Shunderson, au destin singulier, presque poétique sur le papier, il s’avère sous-exploité. Reste le beau message d’espoir du dernier plan.
Malgré ses limites, le film n’est pas entièrement dénué d’intérêt car on peut légitimement voir dans cette histoire un reflet de ce qu’a connu Mankiewicz lui-même en tant que président de la Directors Guilds of America du temps du maccarthysme. L’histoire est assez célèbre : en pleine hystérie maccarthyste, Cecil B. De Mille avait sommé Mankiewicz d’imposer aux membres réalisateurs du syndicat un serment d’allégeance à la nation américaine. Devant son refus, De Mille avait alors organisé une campagne contre Mankiewicz en exigeant son renvoi et il fit si bien que le 22 octobre 1950, au Beverly Hills Hotel, le board de la guilde fut convoqué pour statuer sur la révocation de son président. Les choses auraient pu mal tourner pour Mankiewicz si John Ford et d’autres réalisateurs, dont Frank Capra, n’avaient pas volé à son secours en s’opposant à la résolution de renvoi proposée par De Mille et ses soutiens. Certains témoins de cette réunion mythique racontèrent que Ford se leva de son siège au plus fort des discussions pour lancer à De Mille les mots suivants : « …je ne vous aime pas Cecil, je n’aime pas ce que vous représentez. Je propose que nous votions pour le maintien de ce polack républicain de Joe à la tête du syndicat et que nous rentrions tous chez nous… ». Cette intervention suffit à faire pencher la balance et De Mille et ses soutiens durent même démissionner du board. Dans On murmure dans la ville, c’est M. Shunderson qui vient au secours de Noah pendant son audition en racontant son étrange histoire. Noah lui même avait refusé de parler, prétextant que la vie privée n’est pas l’affaire du Conseil, réponse juste sur le plan des principes, et que Mankiewicz et toutes les victimes du maccarthysme auraient souhaité faire, mais non exempte de risques quand il s’agit de convaincre son auditoire. Car il n’y a pas toujours un tiers qui pourra s’exprimer à votre place et ce tiers hypothétique fut même absent pendant les procès et mises en accusation qui eurent lieu aux heures les plus noires du maccarthysme.
Le film jette donc indirectement une lumière sur les mécanismes de jugement et d’exclusion à l’oeuvre dans une société, comme l’a fait Mankiewicz dans nombre de ses films. Mais comme indiqué plus haut, on peut cependant regretter que cela soit fait ici avec un manque de dynamisme narratif, et sans idées de mise en scène, comme si Mankiewicz s’était trouvé trop près de son sujet pour le mettre à la distance nécessaire.
Strum
J’aime bien ce film et je suis en général très mankophile, preuve peut-être de mon attachement plus littéraire que véritablement cinématographique. Le nom de mon blog est explicite là-dessus. Belle analyse l’ami.
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Merci. Je le voyais pour la troisième fois. Je trouve l’histoire que le film raconte très belle (cela ferait un roman formidable) mais il me semble qu’il manque quelque chose au film, comme s’il se situait dans un entre-deux.
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« trop près de son sujet pour le mettre à la distance nécessaire. »
Très belle formule de conclusion.
Malgré ta critique en demi-teinte j’avoue être plutôt intéressé par ce film. Il se trouve que mes connaissances de l’œuvre de Mankiewicz sont assez limitées et la vision de celui-ci pourrait bien m’être utile.
Quant au récit de cette opposition Mankiewicz/DeMille, j’en avais effectivement lu des bribes dans la bio sur Ford. Elle également très bien relatée par Mankiewicz lui-même dans un article du Monde daté du 21 août 1980 (avis aux archivistes passionnés 😉). Par contre, je n’en ai lu aucune mention du côté DeMille.
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Merci pour ton commentaire et pour la référence. Pas un grand Mankiewicz à mon avis, mais néanmoins un film singulier, et je m’en voudrais de te dissuader de le voir, d’autant plus comme je le disais que le sujet est très intéressant, non seulement typique du réalisateur, mais faisant écho aussi à sa propre expérience. Oui, cette histoire entre Mank, De Mille et Ford a été beaucoup commentée. Je ne l’ai pas cité, mais j’adore ce que Ford aurait dit au début de sa prise de parole : « My name is John Ford and I make westerns… ». Typique de sa fausse modestie et de son habileté rhétorique (tout le monde savait très bien qui il était et qu’il ne faisait pas que des westerns…).
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