Dans La Comtesse aux pieds nus (1954), Mankiewicz reprend un procédé narratif qu’il avait ébauché dans Chaînes conjugales (1949) et développé dans Eve (1950), à savoir une narration selon plusieurs points de vue, procédé emprunté à la littérature et plus particulièrement, en ce qui concerne la littérature américaine, à Faulkner. Le film est narré par trois personnages différents, le réalisateur Harry Dawes (Humphrey Bogart), l’agent et publiciste Oscar Muldoon (Edmond O’Brien) et le Comte Torlato-Favrini (Rossano Brazzi), qui racontent la vie et la mort de Maria Vargas (Ava Gardner), danseuse de flamenco espagnol devenue star hollywoodienne éphémère. Eve trouvait un équilibre admirable entre les voix-off et le déroulement de l’action telle que la racontaient les images. On n’en dira pas tout à fait autant de ce grand classique qu’est La Comtesse aux pieds nus en dépit de la virtuosité de ses troublantes transitions narratives (un regard d’Harry redoublé d’un mouvement de caméra passant le relais narratif à Oscar ; une même scène vue sous deux angles différents selon l’identité du narrateur, sa fiabilité étant ainsi mise en doute selon une perspective structuraliste avant l’heure) car la voix-off prend parfois indûment le pas sur le présent de l’action cinématographique, bien que ce déséquilibre tende à s’estomper dans le dernier tiers du film. Néanmoins, la qualité des dialogues, la mise en abyme opérée par le récit et l’atmosphère d’inéluctable fatalité qui le traverse en font un film profondément mélancolique et représentatif à la fois du style de son auteur, dans sa veine la plus littéraire, et de ces films américains réflexifs où l’industrie hollywoodienne s’interrogeait sur elle-même en même temps qu’elle gravait sur l’écran les classiques de sa légende (à l’instar des Ensorcelés de Minnelli).
La Comtesse aux pieds nus est une variation sur le mythe de Cendrillon où les personnages de la jeune souillon devenue princesse et du Prince échapperaient à Perrault. Cette liberté prise par les personnages vis-à-vis de leur créateur est au cœur du film qui interroge les rapports entre fiction et réalité, résumés par Harry dans une formule célèbre : « a script has to make sense, life doesn’t ». Harry, qui est metteur en scène, joue envers Maria le rôle d’un parrain, épigone de la marraine du conte. Mais c’est un parrain qui ne possède en guise de pouvoirs magiques que son bon sens, ainsi qu’une intuition qu’il nomme son « sixième sens », attributs impuissants à arrêter le cours du destin de Maria. Sa beauté est autant un don qu’une malédiction et la première séquence où elle apparait commence par une suite de plans d’hommes la regardant danser (aux compositions baroques selon la manière du chef-opérateur Jack Cardiff) sans qu’aucun contrechamp ne leur réponde (on ne la voit pas danser), la désignant d’emblée comme dénuée de libre arbitre, corps exposé au désir des hommes. Ce n’est pas un hasard si Maria, contrairement à la Margo Channing de Eve, est privée de voix-off dans ce film censé faire son portrait.
Kirk Edwards (Warren Stevens), un financier de Wall Street qui s’est entiché d’Hollywood, lui propose de jouer dans un film qu’il produit. Malgré l’avis d’Harry Dawes, qui pressent qu’une telle vie ne lui plaira pas, elle accepte afin d’échapper à la férule d’une mère tyran. Malheureuse à Madrid, où elle a connu enfant une vie de misère pendant la Guerre d’Espagne, Maria le sera plus encore à Hollywood, étrangère à la fois au style de vie bohémien qui fut le sien et à la jet set hollywoodienne, comme suspendue au-dessus du vide, entre deux pôles désormais hors de portée. Elle ne connait qu’une loi, la sienne, et méprise l’argent, l’hypocrisie et la médiocrité que Mankiewiz nous donne à voir, après les coulisses théâtrales de Eve, comme les sésames de la vie sociale d’Hollywood. Un grand orgueil peut faire d’une femme très belle une souveraine, mais Maria a une terrible faiblesse : derrière sa peau d’albâtre, le cercle de ses sourcils, et le feu de ses yeux verts, elle croit malgré elle aux contes de fées. Comme Cendrillon, elle abandonne derrière elle ses chaussures ; mais alors que ce n’est qu’un prétexte narratif chez Perrault, c’est pour elle un appel lancé aux ténèbres du monde, répété tout le long du film dans l’espoir inconscient qu’un prince charmant apparaisse réellement dans la réalité. C’est comme s’il ne lui restait, pour échapper à ces mille yeux qui la désirent, que la fuite dans le conte. Vain espoir dans le monde démystificateur des films de Mankiewicz, sinon en apparence dans L’Aventure de Mme Muir (1947), son chef-d’oeuvre.
Maria se place dans la position de quelque qui « attend et espère », ce qui dans la réalité est la manière la plus sûre de ne pas obtenir ce que l’on désire. Dans Pandora (1951) d’Albert Lewin, que l’on rapproche parfois de La Comtesse aux pieds nus à cause de la présence d’Ava Gardner, mais qui donne davantage dans les illusions du baroque, un personnage de légende répondait à cet appel, le hollandais volant ; le prix de cette allégeance au conte était la mort, mais c’était une mort voulue par amour et libérant Pandora de la médiocrité de la vie. Elle choisissait car tous les hommes étaient à ses pieds. Dans La Comtesse aux pieds nus, on pourrait croire qu’il en va de même pour Maria qui choisit ses amants (« ses cousins » dixit Dawes), mais en réalité, il n’en est rien puisqu’elle doit les cacher aux yeux du monde, lequel ne doit voir que le milliardaire sud-américain (Marius Goring) à son bras, au nom de la loi sordide du glamour. C’est elle plutôt qui gît telle une statute mobile aux pieds des hommes, privée de choix et emportée par les évènements, agissant toujours par réaction aux propos des uns et des autres. Elle place sa fierté dans le fait qu’on ne l’achète pas (« no man has ever paid for me »), mais elle-même en est réduit à acheter ses amants.
Passé les quelques plans baroques proposés par Jack Cardiff au début, la mise en scène de Mankiewicz, dénuée de gros plans, ne propose du reste qu’une seule échelle de plans, sans aucun plan rapproché, toutes les images étant égales, mises sur le même plan, laissant Maria sans protection et sans alternative, sans issue visible. Dans les merveilleux Chaussons Rouges de Powell & Pressburger, où l’alliage entre conte et réalité laissait entrevoir l’existence possible d’un autre monde, bien que dangereux, Cardiff qui en était aussi chef-opérateur, cadrait parfois les chaussons maudits en gros plan. Rien de tel ici, jamais les chaussures abandonnées par Maria ne sont montrées de près, car rien ne se trouve au-delà de la réalité du film, rien ne répond à l’appel de Maria, si ce n’est un Prince qui en a l’apparence mais non les attributs, ceux-là même qui avaient été chastement mis de côté par le conte pour enfants. Or, Maria est une femme, non une déesse ou une image immatérielle, non un personnage de conte, et elle attend que son prince soit un homme. Est-ce la vie qui se comporte comme un film ou le film qui se comporte comme la vie ? Où s’arrête la fiction, où commence la réalité ? C’est une autre interrogation d’Harry Dawes, qui se le demande lui-même. Ici, il ne semble exister nulle frontière entre les deux, la réalité s’immisçant partout, imposant sa loi et traversant même les frontières de l’écran, Ava Gardner ayant partagé des passions communes avec son personnage, ainsi pour l’Espagne et le flamenco. Avec Pandora, c’est son plus beau rôle, où elle apparait à la fois altière et vaincue. Rita Hayworth avait refusé le rôle de Maria à cause de ses accointances avec sa propre vie ; Ava Gardner n’était pas dans la même situation et créa ces accointances par la suite. Car elle possédait ce qui faisait défaut à Maria : la possibilité de choisir par elle-même et non en fonction des hésitations d’un créateur incertain.
Strum
J’apprécie pourtant grandement les films de Mankiewicz, mais voilà, ce film m’a laissé de marbre…
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C’est le plus littéraire, le plus intellectualisant des films de Mankiewicz. Ce grand classique en vaut la peine même si la profusion de voix-off peut en rebuter plus d’un. C’est peut-être ce qui t’a gêné.
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Littéraire, intellectualisant, mais surtout impuissant sur la fin, ce dont tu ne fait pas mention dans ta belle critique, alors que c’est sans doute le grand secret et la grande beauté du film. Face à Ava Gardner, en plus, mais surtout.
« La vie se comporte parfois comme si elle avait vu trop de mauvais films. De ceux qui finissent trop à propos, trop nettement… quand tout s’arrange trop bien. Tel était le début, telle sera la fin : la fermeture en fondu identique à l’ouverture… Lorsque j’ai ouvert en fondu, la comtesse n’était pas comtesse. Ce n’était même pas une vedette nommée Maria d’Amata. Oui, quand j’ai ouvert en fondu, elle s’appelait Maria Vargas et elle dansait dans un night-club de Madrid. ».
Dis par Bogart, pensé par Wilder…Il y a des femmes qui vous dépassent, et ce pauvre Rossano Brazzi n’y est pour rien, il est une utilité, comme on disait autrefois au théatre. J’ai toujours préféré le cinéma au théatre, mais ce film est un grand cinéma de théatre.
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Oui, car c’est un secret, la déception finale, qui précipite la chute. Un film très littéraire mais si bien écrit. Moi aussi, j’ai toujours préféré le cinéma au théâtre.
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« Avec Pandora, c’est son plus beau rôle, où elle apparait à la fois altière et vaincue »
Mais non, n’importe quoi, son plus beau rôle c’est celui d’Éloïse « Honey Bear » Kelly, dans Mogambo 😉
Plaisanterie à part, il ne faudrait pas oublier son personnage de La Croisée des destins, un film que je tiens à défendre. Ava n’a pas non plus une filmographie édifiante. Elle y est aussi insaisissable, mais pour d’autres raisons. Son personnage chez Cukor est davantage incarné, sa beauté est plus naturelle. Elle y est superbe, moins que dans Mogambo, toutefois 😉
PS : « on pourrait croite qu’il en va de même pour Maria »
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Hé, hé, je me disais justement qu’il faudrait que je revois Mogambo que je n’ai pas revu depuis des lustres, pour la voir, elle, et puis évidemment parce que c’est un Ford. 😉 Tu me donnes envie pour La Croisée des destins que je n’ai pas vu. Et merci pour la relecture !
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Malgré la réalisation, la beauté irréelle d’Ava, ce film me met un peu mal à l’aise parce qu’elle est objet (de désir), victime et princesse qui rêve du Prince Charmant.
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Oui, c’est précisément le sujet du film, comme je le dis dans ma critique, ce qui peut le rendre, en effet, parfois un peu difficile à regarder.
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C’est étrange : je me souviens d’avoir apprécié ce film (peut-être pas tout à fait à sa juste valeur). Mais je n’en garde qu’un très vague souvenir. Il faut dire que, chez Mankiewicz, j’ai d’abord vu « Soudain l’été dernier » (qui m’avait marqué !) et, après « La comtesse… », les fabuleux « L’aventure de Mme Muir » et « Eve », dont nous avons parlé récemment 😉 Mes rétines sont encore marquées de ces deux derniers films, avec la conviction désormais entière que Joseph L. Mankiewicz est pour moi aussi l’un des grands du cinéma hollywoodien dit classique.
Merci, en tout cas, d’avoir reparlé de « La comtesse aux pieds nus », que je reverrai sans doute un jour ou l’autre, ne serait-ce que pour rêver une nouvelle fois en couleurs. Il n’est pas à exclure tout à fait que je voie d’autres Mankiewicz avant…
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Merci Martin. C’est un des premiers Mankiewicz que j’ai vu également. Ce n’est pas aussi beau que Mme Muir et Eve mais pour moi c’est bien mieux que Soudain l’été dernier et j’étais content de le revoir.
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