
Dans Pot-Bouille (1881), Zola raconte la vie d’un immeuble dans le nouveau Paris haussmannien. Non pas pour montrer que l’humanité commune de ses habitants les destine tous au trépas, indépendamment de leur classe sociale, comme le fera Georges Pérec dans La Vie Mode d’emploi (1978), mais pour dénoncer, avec une verve satiriste ne craignant pas la caricature, « la pourriture d’une maison bourgeoise des caves au grenier ». La solennité de l’immeuble n’y est qu’une façade hypocrite érigée pour dissimuler les aventures et les manoeuvres de locataires obsédés par l’argent et le sexe. Julien Duvivier, qui venait de donner libre cours à sa misanthropie dans l’impressionnant Voici le temps des assassins (1956), était le cinéaste le plus indiqué pour adapter le livre et il le fait avec le talent qu’on lui connait.
Débarrassant le récit de certaines pages répétitives de Zola, Duvivier se concentre sur les personnages d’Octave Mouret et Mme Hédouin, tout en conservant les scènes principales du roman. Ces deux rôles paraissent du reste avoir été écrits pour Gérard Philipe et Danielle Darrieux, qui se retrouvaient après Le Rouge et le noir (adapté de Stendhal par Autant-Lara), avec cette fois une issue heureuse à leur relation. Philipe apporte à Octave son assurance, son charme et son oeil luisant, Darrieux à Mme Hédouin la distinction tranquille de sa silhouette et la finesse de ses traits. Livre comme film narrent la conquête par Octave d’une place de choix dans l’immeuble de la rue de Choiseul, et des femmes qui y logent, et cette conquête a quelque chose d’inéluctable, car rien ne résiste à Octave qui surnage dans un océan d’êtres médiocres, avec comme point d’orgue son mariage à venir avec Mme Hédouin. L’absence totale de scrupules d’Octave, sa compréhension innée des faiblesses des femmes et des hommes, qui fondent pour Zola son sens des affaires, lui assurent son triomphe. C’est d’ailleurs un personnage peu sympathique, qui ne possède comme qualité humaine à admirer que l’absence d’hypocrisie.
Duvivier filme son irrésistible ascension avec un plaisir visible, tout comme il se plait visiblement à montrer les fureurs de l’infâme Mme Josserand qui terrorise son foyer, et en particulier son mari honnête (or, dans cette société, l’honnêteté est une tare), au nom de la mission qu’elle s’est assignée : marier ses filles et en particulier Berthe (Dany Carrel). Au départ, Octave lui parait d’ailleurs être une cible privilégiée, mais ce dernier est bien trop malin et ne se laisse pas prendre au piège, tout en parvenant à faire de Berthe sa maitresse. Ici, chacun juge l’autre, jauge l’autre, d’un coup d’oeil, comme le fait bien voir le découpage de Duvivier, qui met l’accent sur les regards que se portent les personnages. Il conserve le ton satirique et l’humour noir du roman, notamment grâce aux personnages de Bachelard, l’oncle paillard et menteur, et Trublot, qui préfère les aventures avec les bonnes car elles sont moins compromettantes. Les moeurs lestes du récit sont bien retranscrites et Duvivier a même parfois recours à des images à la lisière de l’érotisme, surprenantes pour un film grand public de l’époque, notamment ce plan parfaitement gratuit, mais pas déplaisant pour le spectateur masculin, d’un sein nu de Dany Carrel surpris au lit par le petit matin. Le naturalisme du cinéaste s’accorde bien avec celui de Zola.
Cependant, contrairement à ce que l’on pourrait croire s’agissant de Duvivier, il se montre moins cynique et moins furieux, ou moins vengeur, que Zola dont le roman est un acte d’accusation dressé contre la nouvelle bourgeoisie issue de la transformation urbaine de Paris voulue par Haussmann sous le Second Empire. La mort de M. Josserand, l’accouchement misérable et solitaire d’une bonne engrossée par Trublot, toute cette amertume du livre, Duvivier l’exclut du récit. Et il choisit à l’inverse de faire de la relation entre Octave et Mme Hédouin une sorte d’histoire d’amour, ce qui est étranger à l’esprit du roman de Zola où leur union relevait d’un mariage de raison : désormais veuve, Mme Hédouin avait tout intérêt à épouser Octave pour son sens des affaires, tandis que ce dernier avait tout intérêt à épouser la gérante d’un magasin de vêtements féminins en plein essor. L’avenir devait d’ailleurs lui donner raison, puisque le succès du Bonheur des Dames ne devait pas se démentir, Zola donnant même une suite célèbre du même nom à ce fil narratif du roman – suite (adaptée par Duvivier lui-même avant-guerre) où une vraie romance prendrait cette fois place. Ce mariage de raison était une illustration des thèses féministes de Zola sur la société, l’adultère féminin dans la bourgeoisie parisienne n’étant selon lui que la résultante des interdictions faites aux femmes et de la médiocrité de leurs maris. De ce point de vue, Mme Hédouin était pour lui le modèle d’une femme bourgeoise vertueuse, pragmatique et responsable. Duvivier, Jeanson et Johannon qui adaptent le roman, font de Mme Hédouin un personnage un peu différent, plus présent et moins lointain : ils imaginent en effet qu’elle tombe réellement amoureuse d’Octave et inventent plusieurs scènes absentes du livre pour illustrer cette passion inattendue. Leur meilleure idée, c’est la scène où Mme Hédouin révèle avec beaucoup de finesse au mari de Berthe qu’elle le trompe avec Octave, scène n’existant pas chez Zola (où Berthe est dénoncée par sa bonne), qui rapproche Mme Hédouin du spectateur, en la lui montrant moins parfaite, capable elle aussi d’intriguer, sous le coup d’une passion dont elle ne peut se défendre et qui prend le pas sur son magasin. Cela donne au film une impulsion supplémentaire jusqu’à sa fin, d’autant plus que Danielle Darrieux est toujours excellente dans le rôle d’une femme déchirée entre les devoirs et la passion.
L’autre élément important du roman que Duvivier met moins en exergue c’est la thèse développée par Zola selon laquelle la belle façade de l’immeuble est un paravant voué à dissimuler les turpitudes des bourgeois. Dans les premières pages du livre, Zola décrit l’immeuble avec sons sens de la formule habituel, usant d’une sémantique relevant de la grandeur, de la solennité, de la vertu : la cour a un « grand air » ; dans la cage d’escalier, on ressent comme « des abîmes d’honnêteté », « un silence grave », une « paix morte », « une maison très bien… avec eau et gaz à tous les étages », vante le concierge. Ce n’est qu’ensuite qu’il fait voir que tout cela cache un lupanar fétide, que c’est « cochons et compagnie ». Chez Duvivier, et bien qu’il filme fort bien les dorures, les ferreries et les sculptures des parties communes de l’immeuble haussmannien ainsi que l’hypocrisie générale de ces bourgeois ridicules, on est au contraire d’emblée presque chez Feydeau, mais un Feydeau qui serait plus cynique et ricanant. Une exception cependant : le personnage candide d’une toute jeune Anouk Aimée qui apporte un peu de fraicheur et d’innocence au récit. L’autre idée de Zola pour faire voir que cette société est un paravent, c’est dans le livre le personnage du curé, qui jette « un voile de poésie » sur les vices de sa congrégation, voile qui la protège et la rassure à travers l’institution pratique de l’absolution des péchés. Ce personnage, qui participe pour Zola de la dénonciation d’une société hypocrite protégée par son organisation sociale, est également absent du film.
Cependant, ces choix d’adaptation ne nuisent nullement au film, qu’ils font au contraire plus distrayant, plus léger que le récit d’origine (qui n’est certes pas le meilleur de Zola), sans le trahir pour autant, Duvivier faisant simplement valoir les aspects les plus amusants du roman. Sinon, il aurait fallu faire un film plus noir. Et puis, pour ce qui y est de dénoncer l’église en tant que « voile de poésie » jeté pudiquement sur la bourgeoisie, Bunuel l’avait déjà fait avec la force que l’on sait (l’expression de Zola se retrouve d’ailleurs textuellement dans un film comme La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz). Un bon, voire très bon Duvivier, peu mentionné dans sa filmographie, il est vrai exceptionnelle, avant-guerre bien sûr (en atteste, parmi d’autres films, La Belle Equipe) mais aussi après-guerre (pensons au formidable Panique).
Strum
Bonjour Strum. Admirateur du cinéaste, c’est le second commentaire enthousiaste, du moins très positif que je lis sur ce film de Duvivier, peu mentionné il est vrai, peut-être passé un peu inaperçu logé entre Voici le temps des assassins et Marie-Octobre, et que je vais m’empresser de commander.Merci pour ce beau texte et bon dimanche
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Bonjour Jean-Sylvain. Merci à vous. Je vous conseille sans hésiter le film en effet, que j’ai d’ailleurs préféré à Marie-Octobre qui va suivre. Le naturalisme de Duvivier, qui avait d’ailleurs déjà adapté Au bonheur des dames, s’ajuste bien à celui de Zola. Merci et bon dimanche également.
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Duvivier et la Divine DD, après « Marie-Octobre », voici une autre somme qu’il me tarde de Découvrir. Il est grand temps de donner à ce cinéaste les lettres de noblesse qu’il mérite, notamment à travers cette adaptation d’un Zola que n’ai ni lu, ni vu. Il me semble d’ailleurs que le cinéaste récidive puisqu’il était auteur, sauf erreur de ma part, d’un « bonheur des dames » d’avant guerre.
Quant à l’hypocrisie et la part sombre de l’homme, il en aura été l’un des plus grands peintre, de la « Bandera » a ce terrible « Panique » qui hante les mémoires cinéphiles.
Je me délecte à nouveau de tes fines analyses.
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Tout à fait, il avait adapté Au bonheur des dames que je n’ai d’ailleurs pas vu. J’aimerais bien, a fortiori après avoir vu celui-ci. C’est vrai que curieusement on oublie souvent de citer Duvivier parmi les plus grands cinéastes français alors que de toute évidence, il mérite d’être qualifié ainsi. Il a fait tellement de grands films. Merci !
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J’ai vu Au bonheur des Dames qui est le dernier film muet de Duvivier. On peut le voir sur Arte replay internet. Julien Duvivier est un des plus grands cinéastes français. Ca fait 40 ans que j’en suis pour ma par convaincu après avoir vu fin années 70 un cycle au cinéma de minuit de ce cher Patrick Brion. Personnellement, je le considère supérieur à Jean Renoir car sa filmographie compte à l’évidence de plus grands réussites que celle de l’auteur de La Grand Illusion, soutenu par les Cahiers du Cinéma, qui en ont fait un auteur, lui, et que j’aime beaucoup aussi. Mais entre les deux, mon choix va à Julien Duvivier.
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Merci Jean-Sylvain. Je pense que si on me demandait de choisir, je répondrais que ma préférence va à Renoir, mais je comprends tout à fait qu’on puisse lui préférer Duvivier pour des raisons parfaitement valables. Et surtout, je préfère aimer les deux ainsi que d’autres cinéastes français, la beauté du cinéma étant justement qu’on ne nous demande pas de choisir et qu’on peut aimer plusieurs réalisateurs.
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Bonjour, film jamais vu, mais à contrario de votre avis, le livre est un vrai sommet dans l’oeuvre de Zola, méchant, grinçant, désespérant mais avec quand même des lueurs d’humanité (surtout à l’étage des chambres de bonnes). Par contre, il est vrai qu’il est assez complexe à appréhender, à cause de la multiplicité des personnages et des liens familiaux, sociaux, amicaux qui les réunissent. En même temps, j’aime bien, ça permet de le relire en découvrant des choses nouvelles à chaque fois ! Et on peut (on doit) enchaîner bien sûr sur le « Bonheur des dames », un roman toujours d’actualité qui vous expliquera toutes les ficelles du commerce moderne (avec en plus des scènes extraordinairement bien écrites : confère la scène ou Octave tombe amoureux de Denise, la petite vendeuse, lorsqu’elle essaye une robe pour le compte d’une cliente bourgeoise…). Une précision quand-même : L’immeuble en question (rue de Choiseul) n’est pas un immeuble « haussmannien », mais date plutôt des spéculations foncières de la Restauration (qu’on retrouve exposées chez Balzac). La rue de Choiseul était une rue ancienne, elle a été coupée par la percée de la rue du 4 septembre, elle parfaitement haussmannienne (1864), et les immeubles aux 4 angles fond le raccord.
Sinon, j’essaierai de voir le film, mais ayant lu et relu le roman, je crains une déception. D’ailleurs, quel roman de Zola a donné une oeuvre de qualité équivalente, à part peut-être « la bête humaine « ?. Etonnamment, Maupassant son contemporain s’en sort beaucoup mieux.
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Bonjour, pour préciser ma pensée : j’ai trouvé le livre bien et Zola a bien sûr un grand talent d’écrivain. Cependant, je pense qu’il est un peu trop long et comporte certaines pages répétitives quant à la description des tares de cette bourgeoisie que Zola se plait à détester – la satire est parfois lourde et tous les personnages de bourgeois sont affreux sans exception – où est « l’humanité » quand une classe sociale entière est décrite comme n’en ayant aucune ? (je garde un meilleur souvenir du Bonheur des dames que j’ai déjà lu bien sûr). De ce point de vue, en écrémant certains pages, Duvivier, Johannon et Jeanson en ont fait une adaptation intelligente, bien que certaines des pages les plus fortes du livre ne soient pas dans le film. Il me semble tout à fait logique que Maupassant ait été mieux servi au cinéma que Zola. Maupassant, un maitre de la nouvelle et de la synthèse, est plus facilement adaptable que Zola, dont les romans sont en général fort longs. PS : merci pour la précision sur l’immeuble qui ne serait pas haussmanien dans le livre, même si je crois bien qu’il l’est dans le film. Reste que Zola en a bien après la bourgeoisie du Paris d’Haussmann indirectement.
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Merci pour cette analyse sur le film Pot bouille qui m’a beaucoup servie
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Avec plaisir, et de rien !
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