
Si j’étais psychanalyste, voici ce que je dirais à mes patients : « si vous êtes tristes, voyez les films d’Hayao Miyazaki ; nous parlerons la semaine prochaine de ce que vous en avez pensé ». Rares sont les films recélant à la fois des joies immédiates et des leçons de vie à méditer. Sans doute, il sera difficile pour ceux qui n’ont pas vu Kiki la petite sorcière (1989) d’imaginer que se dissimule derrière ce titre enfantin, derrière ces dessins d’apparence candides, un des films les plus justes et les plus profonds sur l’apprentissage de la vie par une adolescente. Il faut le voir pour le croire. Et pourtant, on peut me croire sur parole.
Voici donc Kiki qui regarde le ciel dans la première séquence du film, allongée dans un pré, l’air songeuse, mais ne rêvant déjà plus. Son esprit s’est tout entier projeté dans ce qui va advenir : la grande aventure de la vie puisque dans le pays où se déroule le film, les sorcières sont tenues de quitter le foyer familial à 13 ans pour vivre seule une année, avec comme seuls viatiques un balai magique et un chat. Dès le moment où Kiki dit au-revoir à son père, on peut voir que l’on n’est pas dans un film d’animation conventionnel, où le père la prendrait sans mal dans ses bras. Car Miyazaki ajoute ce détail qui, tout de suite, donne au film la consistance interne de la réalité : le père n’arrive plus à soulever sa fille aussi facilement qu’auparavant. Elle a grandi et il doit s’échiner pour réussir à la prendre dans ses bras, demandant à haute voix, comme s’il partageait sa réflexion avec le spectateur : comment se fait-il que tu as grandi si vite ? Tout parent peut reconnaître dans cette interrogation la sienne propre tandis que toute adolescente qui n’est déjà plus une petite fille mais pas encore femme, dans cet entre-deux incertain, peut elle-même se reconnaître dans les aspirations contradictoires de Kiki : recevoir un câlin de son père et en même temps s’envoler pour découvrir cette vie au-devant d’elle. La splendide musique de Joe Hisaishi dit bien cette ambivalence : si douce et confiante dans la beauté de sa mélodie et en même temps déjà nostalgique du temps de l’enfance si vite passé. Tout le film va se dérouler selon ce temps double, selon ce regard double, c’est pourquoi les films de Miyazaki sont sans âge, ou plutôt ont tous les âges, et peuvent nous accompagner toute notre vie, chaque retour les faisant voir selon une perspective différente.
La ville choisie par Kiki comme séjour de son exil est étrange : nullement japonaise, ressemblant à une version préservée de l’Europe du nord. Miyazaki, qui y séjourna dans les années 1970, s’est peut-être inspiré de Stockholm en Suède. Ce rapprochement avec l’Europe du Nord pourrait-il en autoriser un autre, avec ses contes, voire avec Le Merveilleux voyage de Nils Hölgersson de Selma Lagerlöf où l’on trouve aussi des oies sauvages ? Non, car les thèmes abordés par Miyazaki dans son film sont fort différents de ceux des contes d’Europe du Nord – plus généralement, Kiki la petite sorcière n’est pas tout à fait un conte de fées, c’est une création qui ne ressemble à nulle autre. On pourrait aussi imaginer, du moins ai-je envie de le faire, que la ville du film, qui ressemble aussi à Zadar en Croatie, est un reflet de ces villes d’Europe Centrale disparues dans le sillage de la dissolution de l’Autriche-Hongrie des Habsbourg à l’issue de la première guerre mondiale, non seulement d’un point de vue architectural (comme si Vienne se serait trompée de lieu et se retrouverait au bord de la mer), mais aussi du point de vue du mélange des langues que l’on trouve sur les devantures des boutiques, mélange et dissolution qui furent racontés par les grands écrivains de la Mitteleuropa, Joseph Roth en tête. On connaît les références littéraires secrètes de Miyazaki qu’il dissémine dans certains de ses films et dont la plus extraordinaire est l’irruption du sanatorium de La Montagne Magique et de son héros Hans Castorp dans Le Vent se lève. Certes, cela, seul un adulte peut le voir. Ce décor si particulier (on en trouvera un similaire dans Le Château ambulant, alors que Mon Voisin Totoro et Le Voyage de Chihiro se déroulent au Japon) confère au film une poésie particulière, d’une nature transitoire (puisque le lieu du film n’existe peut-être plus), élément transitoire qui correspond justement à celui de l’adolescence d’une jeune fille. Une fois posé ce décor, chaleureux et mélancolique, familier et lointain, que l’on découvre d’en haut, par le ciel, en même temps que Kiki, Miyazaki n’y reviendra qu’à intervalles réguliers, via des plans extérieurs avant les scènes d’intérieur, exactement comme dans un film d’Ozu, en utilisant des panotages de caméra semblables à ceux d’un film en prises de vue réelles. On remarque plusieurs mouvements de caméra selon un axe vertical, ce qui rejoint le mouvement du film qui raconte l’essor, l’envol, d’une jeune fille. Dans l’ordre des imaginations matérielles identifiées par Bachelard, l’art de Miyazaki appartient à celle de l’air.
Ce décor filmé comme un territoire sera donc celui de l’apprentissage de Kiki. Miyazaki, avec le génie narratif et le don d’observation qui lui sont propres, va nous raconter sa difficile arrivée dans cette ville bruyante et encombrée de voitures en ne cessant de mettre sur son chemin les exigences et les règles du réel qui s’imposent à elle, toute sorcière soit-elle. Miyazaki part toujours de l’imaginaire pour nous ramener au réel. Dès le départ, ces règles font irruption dans la narration, puisque la radio de Kiki évoque dans la séquence d’ouverture le prix des produits de première nécessité. La primauté du réel dans la vie va être rappelée à Kiki de plusieurs manières : par cet agent qui la sermonne pour avoir failli provoquer un accident de la circulation ; par ce réceptionniste d’hôtel qui lui demande une caution de ses parents pour prendre une chambre d’hôtel ; dans ce plan où on la voit regardant envieuse une robe élégante dans une vitrine qu’elle n’a ni les moyens, faute de ressources financières, ni le droit, en raison de sa condition de sorcière, de posséder ; dans cette autre séquence, où elle aperçoit envieuse, à travers une vitrine, un couple d’adolescents.
Cette confrontation avec le réel oblige Kiki à trouver un emploi pour gagner sa vie (créer un service de livraison chez une boulangère) et surtout, ce qui est plus important, à se confronter à elle-même, à ses propres émotions. Miyazaki ne possède pas seulement une aptitude à rendre compte des contraintes extérieures, il jette aussi une lueur sur notre monde intérieur changeant. C’est pourquoi il fait droit aux humeurs de Kiki, à ses rires mais aussi à ses accès de colère, à ses élans de générosité mais aussi à ses jugements injustes. Kiki accepte l’aide de la boulangère qui l’héberge mais elle refuse d’accepter l’aide de Tombo, ce garçon qui a de l’affection pour elle, parce qu’elle croit que cela mettrait en péril son indépendance. Ce faisant, elle se leurre : elle est le jouet à la fois de sa timidité et de son orgueil, lequel lui fait imaginer que les autres la regardent en la jugeant. Erreur de perspective car les autres ont déjà fort affaire avec eux-mêmes. Elle si courageuse, qui peut affronter sans défaillir une nuée de corbeaux dans une forêt impénétrable, s’avère incapable de supporter le regard que porte sur elle une bande de jeunes pourtant autrement moins dangereux. Peut-être s’en rend-elle compte inconsciemment et peut-être, ajoutée à la grippe qu’elle contracte un jour d’orage qui lui fait manquer un rendez-vous avec Tombo, est-ce la raison pour laquelle elle perd ses pouvoirs de sorcière, autrement dit, elle perd confiance en elle. Il est presqu’impossible pour un adulte aimant un enfant de comprendre qu’il peut perdre confiance alors qu’on désire pour lui un futur radieux et pourtant cela arrive ; c’est ce que Miyazaki montre aux plus sceptiques, aux plus sourds aux cerveaux d’enfants. Et ce, alors même que Tombo regarde Kiki comme un objet d’adoration car il est lui-même fasciné par les machines volantes, un peu comme s’il représentait les émerveillements de Miyazaki enfant.
Kiki trouvera sur son chemin une jeune femme ayant acquis une indépendance totale (la dimension féministe du film doit avoir une résonance particulière au Japon, pays dont la société demeure patriarcale), une peintre vivant dans la forêt, où elle peut mieux saisir les beautés de la nature s’offrant à son pinceau (un de ses tableaux, qui représente métaphoriquement Kiki prenant son envol, fait penser à du Chagall). Leur dialogue à la tombée de la nuit aborde un sujet quasi-philosophique, celui de la « vocation ». Certains ont une vocation de boulangère, d’autres de peintres, d’autres… de sorcière. A cet égard, il n’existe nul ostracisme, nul rejet de Kiki en tant que sorcière. C’est que chez Miyazaki, les véritables antagonismes sont intérieurs – il n’y a pas de véritable ennemi extérieur. Au début du film, peu après son départ, Kiki avait rencontré une présomptueuse sorcière astrologue lui ayant expliqué qu’il fallait avoir une « spécialité ». Mais c’était une fausse route se rapprochant d’un utilitarisme mal compris. Certes, Kiki veut se sentir utile, car se sentir utile, c’est se sentir intégré, mais la « vocation » au sens où l’entend le film n’est pas la même chose qu’une spécialité utilitaire. Autrement dit, Kiki ne doit pas tenir compte des desiderata des autres, ne doit pas imaginer la vie comme une sorte de marché où l’on vendrait des spécialités que chacun devrait endosser en fonction de leur degré d’utilité ou d’adéquation économique. Il faut d’abord que Kiki se sente elle-même et c’est cela trouver sa vocation, tracer son propre chemin vers l’âge adulte, où elle trouvera « au fond de son coeur une boîte précieuse à ouvrir », nous dit la chanson du générique de fin. Elle ne pourra y arriver que par ses propres forces, puisqu’à la fin même son chat (merveilleux personnage que ce chat aux répliques si amusantes qui suivra son propre chemin), dont elle comprenait auparavant le langage, ne pourra plus l’aider. Pour Kiki, devenir adulte, quitter l’âge d’enfant, se traduira notamment par cela : ne plus comprendre le langage de son chat. Car à la place, elle doit comprendre le langage du monde. Voilà peut-être le secret de Miyazaki, et sa propre vocation : nous aider à traduire le langage du monde afin de nous permettre de prendre notre envol nous aussi.
Strum
Miyazaki et les chats c’est toute une histoire. Le chat de Kiki n’est qu’une porte (une chatière ?) ouverte vers un monde de félins qui va du magnifique « si tu tends l’oreille » au fameux chat-bus rigolard de « Tonari no Totoro » en passant par le fameux « royaume » du même nom. Un univers secret dont Kiki fut un temps la complice avant, en effet de s’envoler vers d’autres horizons.
Le plus bel antidote aux sorcelleries binoclardes de JKR.
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Oui, Miyazaki aime beaucoup les chats, même si un seul film parmi ceux que tu cites (Totoro) fut réalisé par lui (les autres restant certes des productions Ghibli). Miyazaki est un antidote à beaucoup de choses, plus au réel d’ailleurs qu’à Harry Potter.
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« Si tu tends l’oreille » est magnifique mais il reste hélas le seul film de Yoshifumi Kondo qui aurai dû hériter du studio. Mais il est mort prématurément. « Kiki la petite sorcière » est l’un des Miyazaki les moins connus et les moins appréciés en France et c’est bien dommage. Il y montre ce que signifie grandir et le passage qui m’a le plus touché c’est quand elle découvre qu’elle ne comprend plus son chat (et nous non plus d’ailleurs). Le seul fait qu’il s’agisse d’un récit initiatique au féminin est une petite révolution culturelle et pas qu’au Japon.
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Je n’ai pas vu Si tu tends l’oreille mais j’en ai entendu dire beaucoup de bien effectivement. Et puis, c’est sur un scénario de Miyazaki donc on doit retrouver son don d’observation. Moi aussi, j’aime beaucoup ce passage où elle ne comprend plus son chat, comme nous effectivement. Elle a grandi…
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Et puis kiki est une sorcière ce qui d’une part réhabilite les femmes puissantes et indépendantes si opprimées depuis la Renaissance dans les sociétés occidentales (sinon, elle ne pourrait accéder au parcours d’ordinaire réservé aux garçons: trouver sa place, se réaliser et ce auprès d’autres femmes puissantes) et de l’autre la relie aux forces de l’univers (kiki me fait penser au « ki », l’énergie qui relie l’homme à l’univers.)
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Oui, c’est la dimension féministe du film. Cela dit, juste sur la forme, je n’aime pas tellement cette expression de « femme puissante » telle qu’appliquée au film, au sens où le mot « puissance » ne me parait pas tout à fait refléter la vision de la vie de Miyazaki où l’apprentissage passe par l’acceptation individuelle de ses propres limites – ce que Kiki apprend surtout, c’est l’indépendance, de pensée et de moyens. D’ailleurs, les pouvoirs magiques de Kiki sont assez limités, puisqu’elle est juste capable de voler, ce qui accomplit un rêve de Miyazaki mais ne correspond pas à l’idée occidentale des pouvoirs d’une « sorcière » il me semble. Sinon, l’oppression des femmes n’a malheureusement pas été l’apanage des sociétés occidentales puisqu’on la retrouve dans toutes les sociétés. Mais j’avoue que je n’avais pas pensé à rapproche Kiki du « Ki » ! 🙂
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Par femme puissante, je ne pensais pas aux femmes ayant des pouvoirs magiques mais aux femmes indépendantes, capables de se gouverner elles-mêmes, libres de corps et d’esprit parce que faisant corps avec la nature. L’oppression des femmes n’a certes pas été l’apanage des sociétés occidentales mais ce sont elles qui dominent le monde, du moins c’est encore leur modèle et celui-ci est patriarcal et phallocratique (c’est d’ailleurs d’une actualité brûlante en ce moment où on évoque enfin la façon dont est « inculqué » la soumission dès le plus jeune âge au sein de certains foyers, soumission qui touche les deux sexes mais en majorité les filles quand même).
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Certes, mais les sociétés occidentales sont justement en train de se délivrer peu à peu de ce modèle patriarcal, ce que l’on peut observer par plusieurs facteurs, et les sociétés aujourd’hui où l’oppression des femmes est la plus forte ne sont pas occidentales. Il me semble de plus qu’on peut établir des distinctions au sein des sociétés occidentales elles-mêmes qui ne sont pas toutes identiques de ce point de vue. Sinon, ce que je voulais dire, c’est que Miyazaki ne fait pas de la « puissance » (terme que je n’ai pas envie de valoriser) l’alpha et l’oméga de la vie (quelque soit le sexe considéré) et c’est très bien comme cela.
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Un Miyazaki que je n’ai pas vu. Je n’ai donc lu que l’amorce de ta chronique et sa chute.
Bravo, maintenant, j’ai envie de rattraper mon retard ! Allez, si ce n’est « Kiki », je vais au moins mettre un japanimé à mon programme de ces prochains jours.
Je reviendrai sur celui-là une autre fois. Merci d’en avoir parlé, Strum !
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Merci à toi Martin. De toute façon, il faut voir tous les Miyazaki !
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Bonjour Strum, merci de m’avoir fait découvrir l’univers poétique de Miyazaki. Ces films sont vraiment uniques et hors du commun. Les dessins, l’histoire sont extraordinaires. Un rayon de soleil à voir et revoir dans cette période compliquée.
J’ai découvert grâce à toi également le générique de Mon voisin Totoro et cela me donne l’envie de voir ce film. Bravo pour l’article.
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Merci Carole ! Un rayon de soleil en effet et on en a bien besoin par les temps qui courent.
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