Une Place au soleil de George Stevens : histoire de regards

Une Place au soleil (1951) fait partie de ces rares classiques hollywoodiens qui ne sont pas tout à fait à la hauteur de leur réputation, faute d’avoir à leur tête un grand metteur en scène. Le film n’est pourtant pas dénué de qualités, loin s’en faut. En premier lieu, George Stevens avait choisi un titre formidable, différent de celui du roman d’origine, Une Tragédie Américaine de Theodore Dreiser, que l’on tient aux Etats-Unis pour l’un des grands romans américains mais dont le titre paraissait à la fois trop lugubre et abstrait à Stevens (c’est d’ailleurs sous cette appellation que la première adaptation du livre, réalisée par Sternberg, avait connu un échec commercial cinglant en 1931). Car Une Place au soleil, c’est précisément ce que recherche George Eastman (Montgomery Clift), fils d’un couple d’évangélistes ayant sacrifié leur vie pour aider les plus pauvres et vivant eux-même dans la misère. Aux Etats-Unis (comme ailleurs), et peut-être est-ce cela que le roman voulait notamment dénoncer, le désintéressement est rarement récompensé par des richesses sonnantes et la réalisation du « rêve américain » de réussite sociale est difficile pour les plus démunis sans certaines compromissions.

George Eastman ayant rencontré par hasard son oncle Charles Eastman, propriétaire d’une fabrique de textiles qui lui promet un emploi, le voici qui quitte son Illinois natal pour la Californie, pour lui Terre Promise. En acceptant de l’embaucher dans son entreprise, son oncle lui fait miroiter la perspective inespérée d’échapper à sa vie miséreuse. Au contraire de sa mère, le désir de faire le bien ne suffit pas à emplir George d’un sentiment d’accomplissement. L’attrait du rêve américain est plus fort et Stevens le traduit dès la première séquence du film lorsque George, marchant le long d’un axe routier, se retrouve environné, d’un côté d’un panneau publicitaire, de l’autre des automobiles luxueuses des californiens parcourant les routes ensoleillées de l’Etat.

Mais l’attraction la plus forte que va subir George, c’est celle des membres de la bonne société que fréquentent les Eastman. Lors de la soirée durant laquelle George rencontre pour la première fois la famille de Charles et leur amie Angela Vickers (Elizabeth Taylor), Stevens le filme comme un intrus, comme un homme invisible. Il arrive d’abord du fond du cadre, chétif et hésitant dans son costume emprunté. Puis, une fois que les présentations ont été faites, les autres font comme s’il avait disparu de la scène. Stevens le filme de loin, distance qui produit des compositions de plan curieuses, avec des angles assez baroques, démontrant que la beauté des plans n’est pas ce qui l’intéresse au premier chef (au contraire des images des films de Douglas Sirk où les considérations sociales n’allaient jamais sans une très grande attention portée à la beauté des images, ce qui décuplait leur effet dramatique). Mais distance qui permet aussi de nous faire voir par l’image la distance existant entre George et les « véritables » Eastman. Pour eux, en raison de son appartenance sociale à une classe sociale inférieure, George n’existe pas, il leur est invisible. Cette distance s’observe encore dans ce plan où la belle Angela figure au premier plan tandis que George est lui remisé à l’arrière plan, la regardant énamouré sans qu’elle semble prêter attention à lui. Une Place au soleil est l’histoire d’un homme qui veut se hisser en haut de la société, mais c’est aussi une histoire de regards : le regard de George vers cet en-haut, l’absence de regard de cet en-haut vers le bas qu’il représente. Ici, le désir n’est pas « le désir du désir de l’autre » selon la formule hégélienne bien connue, il est le désir du « regard » de l’autre. Mais ce regard ne vient pas, n’est pas retourné vers George pour le moment. Il est contraint pour progresser dans la bonne société d’attendre le bon vouloir de Charles, qui lui accorde certes sa protection parce qu’il est son neveu mais cette dernière est fondamentalement arbitraire, et Charles est le seul surtout à prêter attention à lui dans cette société. C’est pourquoi lorsqu’Angela le regardera soudain, et même, l’amour échappant aux catégorisations sociales, se mettra à l’aimer, ce regard d’Angela sera pour lui comme celui du soleil d’en-haut tombant sur lui et l’appelant à ses côtés. C’est une place auprès du soleil d’Angela qu’il voudra alors, et son visage se confondra avec tout le reste, sera le soleil tant désiré.

Celles qui regardent George d’emblée en revanche, ce sont les ouvrières de l’atelier de l’usine de Charles, qui dès l’arrivée du jeune homme le gratifient de regards intéressés, appréciateurs de la plastique de Montgomery Clift, quoique George soit en vérité un jeune homme aussi discret de comportement que réservé de tempérament. Il ne peut manquer de voir cette différence de regards entre les deux milieux mais ce dont il souffre le plus au début du film, c’est de sa solitude. C’est pourquoi, très vite il retourne le regard d’Alice (Shelley Winters), une jeune employée qui lui fait comprendre que pour elle, il existe. Une place au soleil, c’est encore cela : l’histoire d’un homme qui veut exister et on n’existe sur un plan social que lorsqu’on est regardé. Le drame du film va naitre du fait qu’à un moment donné, George va devoir choisir entre rester dans l’ombre d’un atelier ou se faire une place au soleil, place que lui a réservé l’amour d’Angela.

Stevens, après avoir situé son récit sur un plan social, après avoir désigné les places et les regards des uns et des autres, va ensuite le raconter avec un très grand souci d’efficacité, de rapidité, selon une approche presque pédagogique. Il multiplie les plans, y compris les plans de transition, et préfère les garder au montage plutôt que les éliminer, ce qui l’oblige à maintes reprises à utiliser des fondus-enchainés pour éviter de ralentir sa narration. Cette façon peu orthodoxe de raconter (du moins par rapport aux grands cinéastes classiques hollywoodien) lui valut pourtant un oscar. Elle possède en tout cas un mérite : les fondus-enchainés finissent par produire un sentiment d’urgence et d’inéluctabilité, ce qui fait écho à la suite du film, car George va se trouver face à un dilemme : alors que l’amour d’Angela lui promet cette place au soleil tant désirée, Alice tombe enceinte et il devient dès lors beaucoup plus difficile pour George de mettre fin et a fortiori de cacher leur relation. Refusant d’épouser Alice, qu’il n’a du reste jamais aimé, il voudrait l’inciter à avorter ; mais en ces temps-là, l’avortement est un acte criminel et elle ne trouve pas de médecin prêt à prendre ce risque. La scène où elle se fait tancer par un médecin refusant sa demande est très forte et doit beaucoup au jeu émouvant de Shelley Winters.

Pour gagner du temps, George promet à Alice de l’épouser, mais sa situation devient inextricable. Se conduire de manière honnête, épouser Alice, signifierait révéler leur relation au grand jour. Il perdrait en même temps l’amour d’Angela, la perspective d’une place au soleil, et même son emploi actuel puisqu’il a contrevenu au règlement intérieur de l’entreprise interdisant les relations entre employés (règle humiliante par elle-même). Mais perdre l’amour d’Angela, redescendre au bas de l’échelle social, maintenant qu’il a humé l’air des hauteurs, au soleil sur le lac jouxtant la propriété des parents d’Angela, maintenant que son visage a rencontré le soleil de la réussite, c’est ce qu’il ne peut tolérer. Il est déjà monté trop haut pour accepter de redescendre. D’où cette idée d’un acte criminel qui commence à germer chez lui, comme une mauvaise graine, plantée dans le terreau pourri de la société d’alors, chauffée par le soleil aveuglant d’en haut. La tragédie du film vient de ce que la route de la réussite passe pour George par cet acte criminel. L’autre tragédie est celle d’Alice : il n’y a pas de place pour elle en-haut et d’ailleurs Stevens ne la filme jamais dans le même cadre que les autres Eastman ; elle n’y a pas droit. Seul George peut y monter, conformément à cette idée que sa chance vient d’un concours de circonstance, d’un regard arbitraire qui se fixe sur un individu élu parmi une classe, tandis que les autres resteront en bas.

Le sommet du film est atteint dans la scène où George emmène Alice en barque au milieu d’un lac, lieu qu’il se figure propice à sa disparition. Dans cette séquence, le choix du noir et blanc de Stevens qui fait voir sur le visage de George l’envahissement progressif du crépuscule (comme le film noir rencontrant le drame social), le caractère vif et dynamique du récit qui s’est trouvé propulsé jusqu’ici par les fondus-enchainés utilisés par légions, donnent une force particulière au moment fatidique, et le suspense né de savoir si George va commettre l’irréparable est très bien amené. Par un dernier tour du destin, qui se sera joué jusqu’au bout de George, l’irréparable interviendra alors même qu’il a renoncé à commettre son crime. Situation pas si éloignée paradoxalement, mêmes si des différences importantes demeurent, de la scène de la barque de Péché mortel de John Stahl, réalisé six ans plus tôt, puisque dans les deux films on trouve l’idée d’une noyade pas omission et d’un personnage criminel au comportement incertain au moment fatidique. Après cette séquence très forte, le dernier tiers du film n’est que la conséquence du fonctionnement des rouages du destin actionnés par George, le soleil du soleil d’Angela revenant parfois via de nouveaux fondus-enchainés.

Montgomery Clift, par son physique à la fois fiévreux et malingre, et Shelley Winters, par ses regards éperdus et ses suppliques, ajoutent au récit la force de leur interprétation, bien mise en valeur par Stevens. Leur couple apparait plus crédible que celui formé de George et Angela, malgré le célèbre et superbe thème musical de Franz Waxman (générique de l’émission Cinémas, cinémas) qui retentit quand Elizabeth Taylor apparait. Cette dernière est belle en mondaine tour à tour amoureuse et désespérée, mais son rôle est moins intéressant que celui des deux autres (le drame qui se joue ne la touche que par ricochet, son personnage n’agissant pas) et son registre de jeu assez limité. Raymond Burr en procureur inflexible, démontre son aisance devant les prétoires qui lui vaudra de jouer par la suite dans les séries télévisées après un crocher en assassin dans Le Fenêtre sur cour d’Hitchcock. Woody Allen s’inspira dans son Match Point de l’intrigue du film en lui adjoignant ses propres thèmes.

Strum

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12 commentaires pour Une Place au soleil de George Stevens : histoire de regards

  1. lorenztradfin dit :

    Merci de rappeler Waxman !

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  2. ideyvonne dit :

    Stevens mettra encore derrière sa caméra Elisabeth Taylor dans « Géant » et Shelley Winter dans « le journal d’Anne Frank ».
    Je trouve que la comparaison avec « Péché mortel » n’est pas très appropriée (la noyade par omission), Gene Tierney voulant vraiment faire disparaître son jeune beau-frère infirme. Par-contre c’est filmé de la même manière ! 😉

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    • Strum dit :

      Oui pour Stevens, dont je n’aime pas tellement le type de mise en scène. S’agissant de la scène de noyade, certes il y a des différences importantes avec Péché mortel, mais aussi quelques similitudes : dans Péché Mortel, une partie d’elle-même veut faire disparaitre le beau-frère, mais l’autre ne veut pas. La scène montre clairement qu’au départ, elle panique, la noyade n’étant pas prémédité, c’est ensuite qu’elle décide de ne pas l’aider. Stevens quant à lui ne montre pas la noyade qui intervient hors champ et la situation est encore plus ambiguë, puisque Clift prémédite son acte, puis change d’avis, puis agit par omission. 😉

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  3. princecranoir dit :

    Je ne connaissais ce film que de réputation. Ton texte est une invitation à réparer cette omission quasi-criminelle.

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  4. Jean-Sylvain Cabot dit :

    Bonsoir Strum. George Stevens n’est certainement pas un grand cinéaste, au mieux un solide professionnel mais j’ai beaucoup aimé Une place au Soleil qui est sans doute son meilleur film avec l’homme des vallées perdues.

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  5. eeguab dit :

    Vu il y a des siècles mais j’avais apprécié.

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  6. Moi j’ai un peu coincé sur le film je ne sais pas si c’est à cause du casting ou de la réalisation : en gros, mon problème, c’est que je n’imagine pas le tout gentil George Eastman tomber dans l’abominable crapulerie de la scène du lac : je n’y crois pas, peut-être le personnage est joué avec trop de candeur, il lui aurait fallu plus de malice, de rouerie mais pas un jeune premier aussi candide que Monty Clift, le changement est vraiment trop brutal. Psychologiquement, je n’y crois pas.

    En revanche je trouve Taylor très bien dans un rôle pas vraiment de composition puisque j’imagine que Taylor à la ville devait pas mal ressembler au personnage de Taylor à l’écran.

    Too bad! A noter que ce film aurait dû sortir l’année précédente (1950) mais comme la Paramount avait déjà dans ses cartons Sunset Boulevard et ne voulait pas « encombrer » les Oscars, la sortie a été décalée d’un an.

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    • Strum dit :

      Je comprends ce que tu veux dire. L’idée du livre et du film, je pense, c’est que l’attrait d’une place au soleil est si fort pour quelqu’un en bas de l’échelle que même quelqu’un en apparence doux et gentil comme Eastman peut commettre le pire pour y parvenir. Ce qui est bien vu sur un plan psychologique je trouve, c’est qu’il s’y prend très mal comme s’il avait si bien conscience de l’horreur de son geste qu’il voulait se faire prendre. Je trouve que le personnage de Taylor n’est pas très intéressant, mais je ne sais pas si cela tient plus à un problème d’écriture ou à elle. Mais j’ai peut-être un problème avec cette actrice qui me fait l’effet d’une girl next door, mignonne certes mais au charme assez vulgaire, ce qui ne cadre pas avec sa notoriété.

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