
Bleu (1993) est à la fois le premier chapitre de l’ambitieuse trilogie Trois couleurs de Krzysztof Kieslowski, consacrée à la devise de la nation française, et un prolongement de La Double vie de Véronique (1991), où le réalisateur s’interrogeait sur les mystérieuses connexions existant entre certains êtres, entre certains pays peut-être. De tels liens souterrains signifient, selon Kieslowski, que nous ne pouvons vivre dans une totale indifférence au monde, que nos actes produisent un écho pouvant changer la vie des autres, quand bien même cet écho nous resterait inconnu. Bleu raconte comment Julie (Juliette Binoche) conteste cette responsabilité vis-à-vis d’autrui à la suite d’un accident de voiture où elle a perdu son mari compositeur et sa petite fille. Submergée par la douleur, elle veut, du passé, faire table rase. C’est sa façon de répliquer à cette vie qui lui a faussé compagnie et cela vaut mieux que le suicide. Personne n’a le droit de juger les actes d’une femme ayant subi un tel choc.
Une fois sortie de l’hôpital, Julie coupe un à un les liens la reliant au passé : elle met en vente sa maison, située à la campagne dans un lieu esseulée, jette dans une benne à ordure la partition de la symphonie de l’Europe à laquelle travaillait son mari et se donne en manière d’adieu au collaborateur de ce dernier, Olivier (Benoît Régent), qui l’aime depuis longtemps. Puis, elle disparait. La fuite de Julie est similaire à la fuite d’Apu dans Le Monde d’Apu de Satyajit Ray : les deux ont perdu un être cher, les deux se débarrassent d’une création emblématique de leur passé (Apu son roman, Julie la partition), les deux réclament d’être « libres » et se trompent sur le sens de ce mot. Larguer les amarres, revivre sous un autre nom, dans un autre quartier, ne plus dépendre de personnes, cela pourrait ressembler à la liberté, mais ce n’en est qu’un simulacre, car l’oubli est une prison. C’est ce que Kieslowski nous fait voir lors des visites de Julie à sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer. Bien que vivant dans une pièce aux grandes fenêtres, contraste visuelle créant une illusion d’ouverture, de communication, elle est prisonnière de son oubli de tout, captive de sa télévision, ne reconnaissant même pas sa fille.
Julie, qui vit désormais dans un bel appartement lumineux de la rue Mouffetard, n’est pas moins prisonnière de sa nouvelle vie que sa mère amnésique. Etre libre, ce n’est pas offrir son visage au soleil sans voir cette vieille dame qui peine à faire entrer une bouteille dans une poubelle. Ce n’est pas ne pas ouvrir quand quelqu’un tambourine à la porte. Parce que définir la liberté est difficile, Kieslowski commence par en donner une définition négative, afin de montrer ce qu’elle n’est pas. Le projet de Julie de fuir son passé est voué à l’échec. Aucun oubli total n’est possible car nous appartenons à ce monde. La « tabula rasa », ce fanion récurrent des pensées politique abstraites, n’est qu’un concept creux, gonflé par la vanité de qui prétend effacer ce qui l’a précédé. En réalité, nous continuons toujours quelque chose qui a commencé avant nous, et d’autres nous prolongeront par la suite.
Le passé va donc résister à la volonté de Julie. Plusieurs fois pendant le film, Julie entend en son for intérieur la musique qu’avait composée son mari pour l’Europe, ou plutôt qu’ils avaient composée ensemble, car Julie l’aidait dans cette tâche. Kieslowski marque ce surgissement de la musique par des fondus au noir, pendant lesquels retentissent les superbes choeurs de Zbigniew Preisner, dont le lyrisme inquiet renvoie au monde de La Double Vie de Véronique. La musique est un espace en soi, un espace de liberté pure, qui en même temps relie les êtres par les connexions qu’elle crée ; elle relie par exemple Julie à ce flûtiste dans la rue qui a trouvé la même mélodie qu’elle-même et son mari. La musique, c’est le bleu du titre, et dès qu’elle est là, comme dans ces scènes récurrentes à la piscine où nage Julie, le bleu n’est pas loin qui teinte l’écran. Que la musique soit la liberté, c’est ce que ne voit pas Julie au début, qui veut justement y échapper car elle vient de ce passé qu’elle veut oublier.
Pour montrer que Julie est marquée par la musique, comme poursuivie par elle, le chef-opérateur Slawomir Idziak, le même que celui de La Double Vie de Véronique (autre connexion reliant les deux films), utilise de manière impressionniste la lumière, en apposant parfois sur le visage de Juliette Binoche des touches de lumières bleues, tout en faisant du bleu la couleur primaire de plus d’une scène, notamment à la piscine. La composition des plans mesure de même l’envahissement progressif du monde mental de Julie par la musique et le souvenir. Du passé, Julie a conservé un lustre bleu qui était dans la chambre de sa fille. Or, au fur et à mesure de la progression du récit, Kieslowski cadre ce lustre de telle manière qu’il envahit de plus en plus l’image jusqu’à finir par oblitérer en partie le visage de Julie. Le découpage et les mouvements de caméra tissent de même des liens entre les êtres et les évènements, comme dans le bel épilogue musical, long travelling flottant, où les images semblent être enfantées par des tunnels de pénombre. Cette façon impressionniste, quasi mystique parfois, d’utiliser la lumière, qui plus est dans le cadre a priori réaliste des films de Kieslowski (un ancien documentariste), est rare et explique l’atmosphère particulière du film.
Ce qui résiste aussi à sa fuite, c’est le monde qui l’entoure, et notamment cette prostituée qui habite son immeuble et recherche son amitié. Par un pur hasard, parce qu’elle n’a pas signé la pétition devant l’expulser de l’immeuble, cette jeune femme doit à Julie d’avoir conservé son appartement. Un lien se tisse alors entre les deux femmes. C’est un premier retour au monde. Le second sera provoqué par Olivier : en annonçant publiquement, à la télévision, son souhait de continuer la symphonie qu’avait commencé le mari de Julie, dont il sait qu’elle l’avait composée avec lui, il la force à revenir à lui, il la force à reconnaître qu’elle est, elle aussi, responsable de cette création musicale. La permanence des liens, des connexions, qui relient les êtres, les rend inséparables, empêche de sortir seul du courant de la vie. C’est le paradoxe de ce film parlant de liberté que de constater que la liberté considérée dans sa dimension la plus absolue (vivre en totale autonomie) est impossible.
Plus d’un commentateur du film a assuré qu’il racontait l’histoire d’une « renaissance », Julie revenant à la vie après avoir surmonté son deuil. Or, cette observation ne suffit pas à définir le type de liberté dont parle Kieslowski, elle n’épuise pas les questions que pose la fin du film. Car ce qui compte, c’est de savoir ce que Julie va faire de cette « liberté » a priori recouvrée, de déterminer si le film est à même, après avoir donné une définition négative de la liberté, d’en donner une définition positive. Apu devenait vraiment libre en se reconnaissant père, en embrassant cette responsabilité vis-à-vis d’un enfant et du futur. Quid de Julie ?
Julie renaît en allant vers les autres, vers la jeune prostituée de son immeuble, vers Olivier, vers la maîtresse de son mari. Mais elle le fait dans un esprit de sacrifice qu’il faut interroger. Faire don de sa maison à la maîtresse de son mari, qui plus est enceinte de celui-ci, quand on a perdu sa propre fille, n’est pas un geste usuel, c’est même très inhabituelle, peu crédible, peu rationnel, si l’on veut bien admettre qu’être libre, exercer son libre arbitre, nécessite aussi l’usage de sa raison. Etrange pardon dirigé vers celui passé outre-tombe. L’autre geste clé de Julie, son autre renoncement, est de ne pas réclamer comme sienne la partition retrouvée de son mari et d’aider Olivier à finir la symphonie. Mais alors, cela signifie que Julie continuerait comme avant : à composer dans l’ombre pour un autre, sans que ses droits, sans que sa qualité de compositeur, lui soit reconnue. En refusant l’aide de Julie, Olivier exerce lui sa propre liberté et sa propre responsabilité de créateur. Etait-ce ainsi que Julie était avant l’accident, dans cette forme de renoncement ? La vraie liberté ne commencerait-elle pas pour elle quand, non seulement elle aura de nouveau accepté sa responsabilité vis-à-vis de son entourage, mais aussi sa responsabilité vis-à-vis d’elle-même, en tant que personne engagée dans une vie qui est la sienne, et non pas en tant que personnage secondaire de celles des autres, faisant le bien sans demander son reste ? Julie donne davantage que les autres ne lui donnent, comme si certains étaient plus « libres » de vivre tandis que d’autres, plus forts, seraient plus « libres » de se sacrifier, selon l’optique chrétienne qui est celle de Kieslowski (d’ailleurs les paroles de la symphonie proviennent de la Première épître aux Corinthiens de Saint Paul). On ne souhaite pas à Julie de rester enfermée derrière cette vitre comme à la fin. L’accident a fait d’elle une victime ; peut-être est-ce en repoussant sa propension au sacrifice qu’elle sortira de ce statut.
Réintégrée dans le dessein de sa vie, Julie n’est donc pas arrivée au bout du chemin de sa liberté. C’est la réserve que l’on aura sur le film, qui de ce point de vue ne nous paraît pas aussi beau, pas aussi achevé, que La Double Vie de Véronique. Mais peut-être que Kieslowski continue à la fin de son film de définir la liberté de manière négative, comme si la véritable liberté était inaccessible aux femmes et aux hommes, inaccessible à Julie. Son film raconterait moins alors l’histoire d’une renaissance que celle d’une impossible liberté et serait plus pessimiste qu’on ne le croit. La liberté des actes est un questionnement insoluble, quelque chose que même un Tolstoï n’était pas parvenu à démêler dans Guerre et Paix, puisqu’il disait à ce sujet une chose (l’importance de l’expérience vécue au niveau individuel) et son contraire (le fait que tous nos actes sont déterminés par des mouvements historiques et sociaux nous échappant et que nous n’avons en réalité pas de libre arbitre). Kieslowski capture quelque chose d’inflexible dans le beau visage de Juliette Binoche, de presque tous les plans. Dans le prochain chapitre de sa trilogie, Kieslowski s’attaquera au tout aussi épineux problème de l’égalité.
Strum
Tu es bien gentil Strum de sauver ce nanar pseudo philosophique (et ennuyeux en plus), qui ressemble à une pub de l’époque pour les pages jaunes, et son horripilante actrice.
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Pas d’accord avec toi. J’ai préféré la double vie de Véronique qui est plus beau et plus mystérieux, mais visuellement, il y a de très belles choses (la photo impressionniste est très éloignée d’une esthétique publicitaire), la musique est très belle, il y a des idées de montage, de raccord et de correspondances dans les plans qui montrent que Kieslowski était un réalisateur rigoureux et maîtrisant très bien son travail, et le sujet est très intéressant. Franchement, l’ambition qui préside à ses films et le résultat commande le respect même quand on préfère un cinéma plus classique/naturaliste.
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J’avais préféré « Le Décalogue » mais celui-ci ne m’avait pas déplu. Je me souviens d’un film trop peu bavard. Les films des années 80-90 étaient avares de dialogues si je me souviens bien…
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C’est sûr que chez Kieslowski, les idées passent souvent plus par les images qu’elles ne sont explicitées par les mots. Mais c’est quelque chose que j’aime bien chez ce cinéaste.
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Celui-là est mon préféré de la trilogie (je n’ai pas trop aimé les deux autres) et je crois même l’avoir préféré à La double vie de Véronique même si je l’ai vu il y a très longtemps et ne m’en souviens plus très bien. Il faudra que je le revoie pour me rafraîchir la mémoire.
Ton post m’a rappelé de vagues souvenirs et je suis à peu près certain que je n’avais pas vu tout ton développement sur la liberté.
Ma définition préférée de la liberté (même si c’est un peu court et lapidaire) c’est celle d’Anouilh dans Antigone : « le pouvoir de dire non »
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J’aime les deux autres pour ma part, même si je préfère La Double vie de Véronique aux trois. Bleu est un beau film, très riche, qui fait réfléchir, mais je suis troublé par les actions de Julie à la fin. On dit toujours que c’est un film qui parle d’une renaissance mais sans dire à quoi elle renait.
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