Le Monde d’Apu de Satyajit Ray : libre

Si Le Monde d’Apu (1959) est le couronnement de la trilogie d’Apu, c’est parce que Satyajit Ray y fusionne toutes les tendances, toutes les ambitions, tous les élans de son cinéma : la restitution de la face la plus intime de la réalité, jusque dans la vie du couple formé par Apu et Aparna (Charulata (1964) montrant à l’inverse un couple échouant à s’entendre) ; le goût du romanesque (il se passe tant de choses inattendues dans ce film) ; l’opposition entre la ville et la compagne (sujet qui court dans toute son oeuvre et que l’on retrouvera dans Des jours et des nuits dans la forêt (1970)) ; la dénonciation des superstitions religieuses (présente dans La Déesse (1960)) ; la description des mécanismes sociaux et économiques à l’oeuvre dans son pays (qu’évoquera La Grande Ville (1963)). Le Monde d’Apu marque le terme d’un cycle, l’annonciation de son oeuvre et sa rencontre avec son acteur fétiche et alter ego, Soumitra Chatterjee, avec lequel il constitua un partenariat cinématographique fort de 14 films ensemble, équivalent à ceux que formèrent John Ford et John Wayne, Akira Kurosawa et Toshiro Mifune – Soumitra Chatterjee vient de décéder au bout d’une longue et glorieuse carrière. Enfin, on trouve ici l’une des plus belles fins de l’histoire du cinéma qui fait verser des larmes de joie.

Au début du film, quand Apu apparaît, on met un peu de temps à le reconnaître. C’est qu’il n’est plus l’enfant des bois de La Complainte du Sentier (1955), ni l’adolescent mal dégrossi et craintif de L’Invaincu (1956). Apu est devenu un vrai citadin, un habitant de Calcutta, arborant désormais le visage doux, aux yeux si expressifs, de Soumitra Chatterjee. Il s’est fait homme libre, sorti de sa condition, extrait du passé, et les sourires confiants qu’il lance autour de lui, y compris à ce propriétaire qui lui donne un jour pour payer ses arriérés de loyer, le démontrent : il croit en lui et en l’avenir. Ce qui n’a pas changé, c’est la voie ferrée jouxtant son immeuble et les sirènes des trains qui passent. C’est toujours à côté d’une gare que vit Apu, que les trains fascinent, peut-être parce qu’ils attestent qu’il y a toujours la possibilité de partir, de recommencer, de renouer avec la vie, même après un drame. Les plans d’Apu marchant le long de la voie ferrée sont splendides, Ray jouant avec la lumière du soleil et utilisant la profondeur de champ avec une maîtrise affermie pour inscrire Apu dans le monde, son monde. Dans la composition du plan, tout s’organise à partir d’Apu, car c’est lui que Ray regarde en premier, en véritable cinéaste humaniste (et le mot ici n’est pas galvaudé).

La situation matérielle d’Apu reste précaire. Sans ressources, sans famille, sans diplôme autre qu’un certificate d’études (n’ayant pas eu les moyens de payer jusqu’à leur terme ses frais universitaires), Apu ne possède que sa flûte (qui lui donne « l’air de Shiva ») et les sourires candides de Soumitra Chatterjee, qu’il conserve alors même qu’il doit vendre ses livres quand sa mère vendait ses plats pour vivre. Mais il croit en son étoile d’écrivain, puisqu’il s’est lancé dans un récit autobiographique, qui pourrait devenir La Complainte du sentier. Apu se veut libre. Il exerce cette liberté lorsqu’il refuse de prendre un emploi qui ferait de lui un ouvrier voûté au-dessus de ses boutons ; d’un plan, Ray saisit la condition des pauvres hères courbés sur leur tâche. Le destin va lui donner une autre occasion d’exercer ce privilège d’homme libre, en plaçant Pulu sur sa route. Cet ancien camarade de lycée, issu d’une riche famille, l’invite au mariage de sa cousine Aparna (Sharmila Tagore), qui doit se tenir à la campagne dans les environs de Calcutta.

Aparna vit avec sa famille dans une demeure patricienne au bord du fleuve, que remontent de frêles embarcations. Ce retour à la campagne, cette reprise des motifs fluviaux de la trilogie d’Apu, permettent à la caméra de Ray d’embrasser l’espace dans de magnifiques plans d’eau et de terre, qui n’ont pas tout à à fait le même caractère que dans les deux précédents films. Dans plusieurs plans, Ray filme le fleuve d’en haut, de la berge en surplomb et ces angles de caméra, alliés à la tranquillité du lieu, donnent l’impression d’une nature sereine. Apu, désormais citadin, l’appréhende différemment, non plus comme une force vitale pouvant se déchaîner à travers la mousson, qu’il faudrait craindre, mais comme un cadre extérieur qui s’offre à lui, comme le ferait un homme tirant de la contemplation de la nature la matière de ses rêveries. Néanmoins, ce retour de l’élément de l’eau annonce aussi pour Apu son passage vers une autre condition, une autre vie à l’intérieur de sa vie.

Aparna doit épouser un homme qu’elle n’a jamais vu selon les voeux de sa famille et les préceptes de l’hindouisme, qui ont fixé pour elle une « heure consacrée » l’obligeant à se marier à telle date. Or, ce mariage arrangé, où ont trempé à la fois les superstitions et les intérêts d’argent, ne va pas se dérouler comme prévu. Le fiancé, bien que fort riche, est atteint de folie. Inapte au mariage ! tonne la mère d’Aparna, qui, contrairement au père, ne veut pas sacrifier sans combattre le bonheur de sa fille sur l’autel de la tradition. Il faut alors trouver dans l’assistance un autre fiancé pour éviter l’infamie d’avoir laissé passer l’heure consacrée et ce ne peut être que cet Apu qui ressemble si étrangement à Shiva. Une délégation se met en chemin pour aller le convaincre de prendre la place du malheureux fiancé alors qu’il dort insouciant sous un arbre. Lorsque Pulu lui demande d’épouser Aparna pour sauver la jeune fille et la famille du déshonneur, c’est comme si le ciel lui tombait sur la tête. Car cette idée d’un homme qui va assister à un mariage et en revient époux de la future mariée, qu’il n’avait jamais vue auparavant, n’est pas seulement incroyablement romanesque. Elle fait également écho aux thèmes des précédents films de la trilogie. C’est à cause des croyances superstitieuses de son père brahmane que les drames de La Complainte du Sentier et de L’Invaincu sont survenus, et c’est justement parce qu’il voulait échapper à leur ascendance sur son existence, qu’Apu a choisi une autre vie que celle de prêtre, qu’il a voulu devenir un homme libre. En acceptant d’épouser Aparna, il exerce son droit d’homme libre, parce que ce geste noble lui semblait le seul approprié. Et il se sacrifie pour une femme comme sa mère s’était sacrifiée pour lui, juste rétribution. Mais en renonçant à sa propre liberté à cause d’une religion mésusée, il fait de nouveau allégeance au destin et au passé, comme s’il ne pouvait complètement échapper au diktat des superstitions religieuses qui étendent leur chape sur son monde.

Pourtant, les scènes qui suivent semblent indiquer que ce nouveau tour du destin favorise pour une fois Apu. En épousant Aparna, il réalise qu’il en devient responsable, et cette responsabilité nouvelle le rend heureux. En attestent les merveilleuses séquences du film consacrées à ce couple qui se découvre, si belles qu’on a l’impression que Soumitra Chatterjee et Sharmila Tagore se découvrent véritablement à l’écran en tant que mari et femme, Ray nous faisant ressentir toute l’intimité de leur vie de couple, à l’exclusion de leur relations charnelles que la culture indienne n’autorise pas à montrer dans un film, a fortiori en 1959. Il y a ce moment si beau où Aparna vient poser son menton sur l’épaule d’Apu inquiet de ce qu’elle puisse regretter le luxe de sa vie précédente, lui qui n’a que sa pauvreté à lui offrir. Il y a ces autre scènes où il lit une lettre d’Aparna, enceinte et retournée se reposer chez ses parents, qui étend sa présence invisible sur Apu. La question de la place de la femme dans la société indienne, et en particulier bengalie, a beaucoup préoccupé Ray (comme l’attestent Charulata et Des Jours et des nuits dans la forêt). Une scène aussi brève que malicieuse aborde ce sujet : on y voit Apu manger sous le regard de sa femme qui manie un éventail pour l’aérer ; c’est un écho aux scènes précédentes de la trilogie où l’on voit la mère d’Apu servant docilement son père, et l’on se dit que ce personnage qui se prétend libre et moderne ne vaut pas mieux que son père pour ce qui concerne l’égalité des sexes. Sauf que le spectateur vient à peine de formuler cette réflexion que Ray, nous répondant presque mentalement, fait suivre cette scène par la même en miroir où c’est cette fois Aparna qui mange et Apu qui manie l’éventail. Quelle intuition de conteur qui permet d’anticiper les réactions du spectateur ! Se dessine déjà le mouvement dialectique du film qui conduit Apu de la liberté à la responsabilité, à l’attachement aux autres – à rebours de la négligence de son père, cet intellectuel superstitieux impuissant à maîtriser le cours de sa vie. C’est en se déclarant homme responsable et non plus seulement homme libre qu’Apu aura droit, enfin, au bonheur.

Mais à cet instant du récit, le destin n’en a pas fini avec lui et le film réserve encore plusieurs péripéties. Cinq années passeront avant son terme et ces cinq années, que Ray montre en recourant à des ellipses (marquées par des fondus au noir), sont comme si Apu avait vécu cent ans, le visage juvénile de Soumitra Chatterjee se recouvrant d’une barbe le transformant littéralement. Dans le dernier tiers du film, la narration est d’ailleurs un peu plus heurtée, fonctionnant par éclat, par segment temporel, le film prenant beaucoup de libertés par rapport au roman d’origine, Pather Panchali, car Ray fait sien le récit et le personnage d’Apu. Mais le génie du cinéaste a ceci de particulier qu’il allie le réalisme, le romanesque et l’humanisme. Toujours attentif à son personnage, son art de la synthèse, son sens esthétique et sa compréhension de l’humain, lui permettent d’énoncer plusieurs chose en seulement quelques plans, sans avoir besoin de recourir au dialogue souvent, avec une évidence naturelle, dépourvue d’afféterie dans le ton et le style. C’est pourquoi un acteur aussi sensible et naturel que Soumitra Chatterjee, pouvant endosser plusieurs émotions humaines, était l’acteur que son cinéma attendait. Dans ce dernier tiers, on trouve notamment une scène muette, si ce n’est la musique de Ravi Shankar, où Apu marche dans la nature et se déleste d’une partie de lui-même sous les rayons du soleil couchant. Scène magnifique où la nature est sereine et absorbe la douleur d’Apu tandis que mille émotions sont brassées par les images, le visage de Soumitra Chatterjee demeurant pourtant immobile, les yeux fixés sur l’horizon.

Un chef-d’oeuvre avec une fin inoubliable où Ray utilise la profondeur de champ pour hisser la trilogie d’Apu vers son pic émotionnel. C’est en acceptant la responsabilité qui lui incombe en tant qu’être humain qu’Apu deviendra réellement libre.

Strum

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13 commentaires pour Le Monde d’Apu de Satyajit Ray : libre

  1. lorenztradfin dit :

    Vu trois fois dans ma vie…. Découverte en 1978 (j’habitais encore en Allemagne), ma compagne (étudiante de langue comme moi) d’alors était partie 6 mois faire des Etudes à Montpellier et assistait alors à des cours de cinéma – c’est à son retour que j’ai eu « droit » [et le plaisir] à la découverte de la trilogie, des films de King Vidor et plein d’autres du même accabit…. C’est à cette époque que j’ai commencé à m’intéresser au ciné….

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    • Strum dit :

      Merci de venir en parler. Et je suppose que tu n’as pas oublié ces films, en particulier la trilogie d’Apu, et cette fin du Monde d’Apu qu’il est impossible d’oublier tant elle est belle.

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  2. J.R. dit :

    Tu donnes vraiment envie de voir cette trilogie… Je vais tout faire pour la voir prochainement.
    J’ignorais que Satyajit Ray avait eu une collaboration aussi fructueuse avec un acteur…
    J’entendais récemment Bertrand Blier expliquer que les grandes œuvres de cinéma étaient le fruit d’une longue relation entre un acteur, ou une actrice, et un metteur en scène… Il citait d’autres exemples que toi… Et terminait son énumération par sa propre collaboration avec Depardieu… ou avec le cognac, je sais plus 😉

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    • Strum dit :

      J’écris précisément pour partager mes admirations et donner envie de voir des films alors je suis très content que tu aies maintenant envie de découvrir la trilogie d’Apu ! On peut la trouver en coffret DVD chez Films sans frontières – les copies ne sont rénovées mais cela n’empêche pas de profiter des films. De tous les grands cinéastes, Ray est le moins connu parce que ses films sont moins vus. Sinon, je crois aussi à l’importance de cette alliance entre un grand cinéaste et un acteur/une actrice. Le partenariat entre Ray et Soumitra Chatterjee est une des clés de lecture de l’oeuvre de Ray et je suis étonné que la critique française sur Ray ne l’ai jamais souligné.

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  3. Et voilà, dernier opus de cette trilogie, chef d’oeuvre du cinéma mondial.

    Il y a une chose que je voudrais ajouter, c’est qu’au début, Apu est « libre », non asservi par les contingences matérielles, montre une certaine indolence, c’est la liberté certes … mais il fait aussi étrangement penser à son père qui était aussi – si en en croit le premier épisode – un homme libre mais aussi indolent et qui a été – à ce qu’il me semble – une sorte de contre-modèle pour Apu.

    Ce n’est que lorsqu’Apu devient libre ET responsable qu’il arrive à briser cet atavisme (son père n’était pas responsable du tout) et qu’il peut tracer son propre chemin et non rester dans ce cercle vicieux. Une belle fin, optimisme, une ode au libre arbitre.

    En tout cas merci pour ces trois posts rafraîchissants, cela m’a vraiment donner envie de revoir ces films.

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    • Strum dit :

      Merci de ton commentaire. Tu as raison de souligner l’importance du père effacé de la trilogie. Ce père est en effet un contre-modèle pour Apu. C’est le sujet de L’Invaincu, qui racontait comment Apu choisit de vivre différemment du modèle familial. La figure du père d’Apu reste en filigrane dans Le Monde d’Apu mais elle n’est jamais évoquée – en revanche, il parle de sa soeur. Cependant, Apu n’a jamais été aussi irresponsable que son père. Au début du film, il est libre, mais il n’a pas de famille à sa charge alors que c’était le cas de son père. Cette liberté d’Apu, c’est plutôt celle du jeune homme des grands récits d’apprentissage de la littérature je crois – même s’il est un peu « indolent » comme tu le dis. Et la difficulté d’Apu à accepter de devenir lui-même père est liée à la douleur que tu sais, non pas à une inconscience ou une négligence (le père était un intellectuel superstitieux et négligent). Je pense que Le Monde d’Apu est assez à part dans la trilogie, c’est pour Ray son film le plus personnel (Ray est un intellectuel citadin, né à Calcutta, pas un enfant des campagnes), celui où il s’est le plus détaché du roman aussi, où il tente le plus de choses avec sa caméra aussi. J’ai rarement ressenti une émotion aussi forte devant un film que celle ressentie à la fin du Monde d’Apu (ce dernier plan…). De rien sinon, et je suis content que tu aies envie de revoir les films ! 🙂

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  5. Félisx dit :

    Encore bravo, Strum, pour ces brillants articles sur la trilogie d’Apu, des films si beaux que je serais pour ma part bien en peine de m’y attaquer, d’oser écrire dessus… Tu fais ça à merveille et tu donnes envie de les voir et revoir encore ! Chapeau !

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    • Strum dit :

      Merci Félix, c’est sympa ! Effectivement, c’est le genre de films si beaux qu’ils se suffisent à eux-mêmes et pour lesquels on hésite donc à ajouter quelques commentaires futiles. Mais en fait, les films sont si justes qu’une fois que l’on a commencé à écrire quelques lignes, si modestes soient-elles, on n’a plus qu’à se laisser guider par la narration et les images de Ray.

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