Les Monstres de Dino Risi : réduction de Risi

Les Monstres (1963) est d’abord un film de scénaristes, oeuvre du duo éprouvé de la comédie à l’italienne, Agenore Incrocci et Furio Scarpelli, dit « Age-Scarpelli », dont le scénario faillit d’ailleurs ne jamais voir le jour lorsque Dino de Laurentiis, qui devait produire le film, s’offusqua de cette charge bouffonne et sans retenue contre les italiens des années 1960. Il fallut un changement de producteur, et même de réalisateur (Elio Petri devait au départ réaliser le film avec Alberto Sordi), pour que le projet soit finalement mis en oeuvre par Dino Risi. La forme choisie par Age-Scarpelli du film à sketch n’était pas nouvelle dans le cinéma italien (que l’on songe à Païsa de Rossellini ou L’Or de Naples de De Sica), mais ce qui distingue le film, outre l’outrance satirique de l’ensemble, c’est le nombre d’histoires (vingt) et la présence de récits très courts, de trois-quatre minutes seulement, un peu à la manière de ces nouvelles si brèves que l’on trouve dans certains recueils de Dino Buzzati.

Les Monstres est ensuite le film d’un duo d’acteurs, puisque Vittorio Gassman et Ugo Tognazzi se répartissent équitablement les vingt sketches. Presque toujours grimés, affublés d’invraisemblables faux nez, dents cariées, lunettes à triple foyers, chevelures diverses, grimaçant à tout va, ils incarnent avec une verve jamais prise en défaut une série de personnages fort différents, que l’on peut schématiquement classés en cinq catégories : les profiteurs du « boom » économique italienne (les pires selon Risi, fanfarons à l’effrayante vitalité), les laissés-pour-compte du même, les cyniques, les idéalistes, les personnages spectateurs, avec une majorité de hâbleurs et d’hypocrites. Risi les fait vivre avec son art de portraitiste, n’ayant besoin que de quelques traits vifs pour délimiter les contours de ses personnages.

Bien que le film soit le plus féroce et cruel qu’il ait réalisé jusque-là dans sa carrière, la réputation de cinéaste cynique qu’on prête à Risi est fausse. Les meilleurs sketches sont ainsi ceux où l’on retrouve la manière particulière du cinéaste, cette note de tendresse et de regret, que la pudeur commande de dissimuler sous une fausse couche de cynisme. Dans le dernier sketch, où deux anciens boxeurs au cerveau abimé par les coups font leur retour, l’un naïf sur le ring, l’autre entraineur attiré par l’appât du gain, il y a de la tendresse dans la manière dont Risi les filme jouant comme des enfants sur une plage. Cette tendresse perce plus difficilement dans le remarquable premier sketch, où un père à force d’éduquer son fils dans les règles du cynisme le plus complet, finit par en faire un « monstre », mais le regard est celui d’un moraliste. Autre sketch typique du point de vue de Risi : Le Témoin involontaire où un homme juste, qui décide de témoigner lors d’un procès d’assises pour « faire son devoir », se retrouve humilié par un avocat de la défense particulièrement retors. Il est difficile chez Risi de garder ses idéaux, thème qui était le sujet d’Une Vie Difficile, et qui est peut-être le sujet principal de son oeuvre.

Malgré cette galerie de personnages divers, et le talent des formidables Gassman et Tognazzi, Les Monstres, quoique souvent très drôle, reste un film moins ambitieux, moins fin, que les meilleurs films de Risi pour une raison assez simple. Dans Une Vie Difficile (1961), son chef-d’oeuvre, et dans Le Fanfaron (1962), Risi décrivait l’Italie du « boom » économique (1958-1963) selon une approche à la fois historique et sociologique lui permettant de dépeindre les différents phénomènes attestant de la réalité du boom (pour les « happy fews ») mais aussi son envers (pour ceux ratant le train de la prospérité ou refusant d’y monter pour diverse raisons). Il s’y révélait moraliste puisque la chute des deux films éclairait rétrospectivement leur déroulement : Une Vie Difficile montrait que mêmes les pires difficultés économiques ne pouvaient vaincre tout à fait la dignité d’un homme ; Le Fanfaron faisait voir par un accident de voiture que la réussite matérielle pouvait être un mirage. Dans Les Monstres, Risi ne prend plus la peine de montrer ce cadre sociologique et économique et de toute façon il n’en aurait pas le temps dans le cadre de récits si courts. Il réduit l’échelle de son regard à la dimension de personnages italiens types aux défauts amplifiés par la caricature – le supporteur de football décérébré, le policier vaniteux, le cocu naïf, etc. Il en résulte un film plus terre à terre ayant les défauts de tout film à sketch, à savoir que les histoires sont d’un intérêt inégal. Néanmoins, le film contient nombre de sketches excellents, égayés par les chansons italiennes de l’époque et le don d’Age-Scarpelli pour les chutes, les meilleurs sketches ne révélant leur vrai sujet qu’au fur et à mesure et souvent dans les derniers plans.

Le triomphe commercial du film, qui inaugura une ère plus outrancière pour la comédie à l’italienne et toute une série de films à sketch, eut pour Risi des résultats ambivalents. Ce succès le confirmait comme un représentant de premier plan du genre aux yeux du grand public mais éclipsait dans le même temps le film beaucoup plus personnel (et beaucoup plus beau) qu’il devait réaliser dans la foulée, Il Giovedi (1964), le conduisant peut-être à délaisser par la suite cette fibre plus intime et quotidienne de son cinéma. Le film eut une suite tardive, Les Nouveaux Monstres (1977), tout aussi voire plus grinçante encore, Monicelli et Scola rejoignant Risi à la réalisation, tandis que Gassman et Tognazzi accueillaient Alberto Sordi parmi les « monstres », Sordi signant son arrivée par un premier sketch génial (« Traitez-là comme une Reine ! »). Immuables, Age-Scarpelli gardaient la plume.

Strum

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6 commentaires pour Les Monstres de Dino Risi : réduction de Risi

  1. J.R. dit :

    J’ai vu le film il y a une trentaine d’années déjà… Mais je me souviens d’un sketch de deux minutes qui résumait à lui tout seul ce qu’il fallait retenir de l’espèce humaine : on voyait Vittorio Gassman le magnifique, circuler en piéton et damner les automobilistes qui risquaient de le renverser. Il arrivait (de mémoire) à sa Fiat 500, prenait le volant et démarrait sur les chapeaux de roues… et c’était le pire des chauffards : )
    Je viens de voir La Ciociara et L’Or de Naples de De Sica, et en plus de tomber amoureux de Sophia Loren, j’apprécie toujours autant ce cinéma italien, qui pour moi – et c’est très personnel – est mon préféré après le cinéma hollywoodien (il fait faire la différence entre le cinéma américain et hollywoodien, je pense), juste avant un certain cinéma français : Renoir, Pagnol, Duvivier, Grémillon, Carné… aller à égalité ; )

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    • Strum dit :

      Tu as bonne mémoire ! C’est tout à fait ça pour le sketch dont tu parles qui est vraiment très court. Une minute à mon avis. J’adore moi aussi le cinéma italien et sa manière si chaleureuse, si expressive, de mêler les petites choses du quotidien et les grands sujets, le haut et le bas, en ne se prenant souvent pas au sérieux.

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  2. Tietie007 dit :

    J’aime beaucoup la comédie à l’italienne et plus particulièrement Le Fanfaron, de Risi et Nous nous sommes tant aimés, de Scola.

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