Cadavres Exquis de Francesco Rosi : morts à Palerme

Cadavres Exquis (1976) de Francesco Rosi est l’un des plus remarquables thrillers politiques italiens des années 1970. Le film adapte Le Contexte de l’écrivain sicilien Leonardo Sciascia en supprimant volontairement les touches d’humour noir du roman, cette ironie amère caractéristique de Sciascia, pour n’en retenir que l’atmosphère de paranoïa et le sentiment diffus d’une toile d’araignée politique emprisonnant peu à peu l’inspecteur Rogas (Lino Ventura). Le prologue du film, absent du roman, donne d’emblée le ton : le procureur Varga (Charles Vanel) y visite les catacombes des Capucins, ces galeries souterraines situées au nord de Palerme où sont conservées trois mille momies en habit d’apparat. Peut-être Varga les regarde-t-il parce qu’il sent sa fin proche, imaginant par avance son cadavre livré à la pourriture. Cette scène inaugurale instaure une atmosphère funèbre, suggère l’emprise de la mort sur les vies des personnages, qui va nourrir tout le reste du récit. Palerme est une ville où l’on paraît s’être habitué à la mort, présence familière.

La séquence qui suit, l’enterrement de Varga dans l’église San Domenico à Palerme, est l’occasion pour Rosi de mettre en place les pièces de son échiquier cinématographique : d’un côté, les juges siciliens, représentant d’une justice corrompue et incapable, ayant validé en échange de pots de vin des permis de construire qui ont défiguré plusieurs parties de Palerme ; de l’autre, une jeunesse agitée manifestant dans la rue, créant un climat pré-révolutionnaire ; au centre, l’inspecteur Rogas venu enquêter sur le meurtre de Varga et qui observe cet affrontement larvé entre le pouvoir et la rue. Bientôt, les meurtres de juges se multiplient. Rogas, avec le flair qui lui est propre, devine rapidement qui est le coupable : un innocent condamné il y a plusieurs années par Varga et d’autres juges, qui a entrepris de se venger. Mais la hiérarchie de Rogas ne veut rien savoir des intuitions du policier, a fortiori s’il s’agit de révéler les turpitudes de certains juges ou des erreurs judiciaires que l’institution tient pour inexistantes – c’est le prétexte d’une diatribe kafkaïenne de Max Von Sydow en président de la Cour constitutionnelle, reprenant les mots de Sciascia. Rogas est donc sommé par le chef de la police et le Ministre de l’Intérieur (Fernando Rey) de réorienter son enquête en la dirigeant vers les groupes anarchistes qui menacent la paix civile, à la vérité des révolutionnaires en herbe qui s’imaginent faire la révolution à coup de tribunes dans des magazines littéraires et qui sont bien trop acoquinés avec le pouvoir en place, chacun trouvant un intérêt dans l’existence de l’autre (voir cette soirée où les pseudo-révolutionnaires plaisantent avec le ministre), pour être coupables d’assassinats.

Tout comme Sciascia, Rosi évoque à travers cette histoire la fameuse « stratégie de la tension », qui consistait à tirer parti des troubles civiles, peu importe qu’ils aient réellement été le fait de groupes d’extrême-gauche (ce n’était pas toujours le cas), pour asseoir un Etat autoritaire. S’il est certain que certains groupes d’extrême-droite poursuivaient cette stratégie, la question de savoir si elle était menée volontairement par les gouvernements italiens dans les années 1970, n’a jamais été tout à fait tranchée par les historiens. Il s’agissait plutôt d’un « contexte » comme le nomme Sciascia dans le titre de son roman. Toujours est-il que dans le film, Rogas finit par découvrir un complot, où trempent plusieurs juges ainsi que le chef de police, qui paraissent fomenter un coup d’Etat dont les assassinats en cours seraient le « prétexte ». Devenu gênant, il est suivi et mis sur écoute, ses seuls alliés étant un ami policier et un journaliste communiste qui lui propose de rencontrer le secrétaire du parti communiste.

Rosi parvient à rendre compte de l’atmosphère de paranoïa du film de plusieurs manières : en recourant à des décors nus et gris (où le rouge occasionnel rappelle le sang), en filmant des couloirs silencieux à la perspective inquiétante, en instillant dans la bande-son des bruits de fond, des grondements, qui font peser une menace, en laissant, Lino Ventura, excellent, souvent seul dans le cadre, comme cerné. Même les zooms, dont le directeur de la photographie du film, Pasqualino de Santis, est friand (comme l’atteste son travail chez Visconti, outrancier dans les Damnés), sont utilisés à bon escient, mettant en exergue telle partie du cadre, telle voiture qui s’avance, telle construction à l’architecture inquiétante, participant au caractère panoptique de la surveillance dans le film. Une grande réussite du genre, dont le pessimisme inexorable et le côté désabusé (tout ce que l’extrême gauche obtiendra c’est plus d’autoritarisme car jamais la révolution n’adviendra, « la vérité n’étant pas révolutionnaire ») sont représentatives des « années de plomb ». C’était aussi le temps où les co-productions italiennes attiraient de grands acteurs de toutes nationalités doublés en post-synchronisation, quoiqu’en ce qui concerne Ventura, il s’exprime ici dans sa langue natale italienne.

Strum

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9 commentaires pour Cadavres Exquis de Francesco Rosi : morts à Palerme

  1. Oui, un très beau film parfaitement glaçant qui tient en haleine de bout en bout et qui fait réfléchir une fois le générique de fin terminé. Il faut dire qu’avec Sciascia au scénario, Ventura comme acteur et Rosi à la réalisation, on est servi.

    La dernière partie m’a semblé un peu paranoïaque mais cela n’enlève rien à l’intérêt du film, hautement recommandable encore une fois/

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    • Strum dit :

      J’en profite pour te remercier d’ailleurs, car c’est toi qui m’a donné envie de lire Sciascia. Le film ne possède pas les pointes d’humour noir du livre, mais c’est une intelligente adaptation de Rosi et Tonino Guerra qui ont développé certains aspects du livre – le côté thriller paranoïaque – et en ont réduit d’autres – l’incertitude existentielle de Rogas.

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  2. Valfabert dit :

    Les années 70 furent riches en films dotés à la fois d’une dimension politique et d’une atmosphère de paranoïa. Il faudra que je découvre cette réalisation de Rosi, ta chronique m’y incitant. Par ailleurs, ce que tu indiques à propos des bruits inquiétants de la bande-son me fait penser au bruit étrange qui jalonne la bande-son – due aux trouvailles musicales ou plutôt para-musicales d’Ennio Morricone – du film de Verneuil, « Le serpent », sorti trois ans plus tôt et pourvu de cette atmosphère typique.

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    • Strum dit :

      En effet, c’est un film à voir, n’hésite pas si tu en as l’occasion, même si Morricone n’en signe hélas pas la musique. Pas vu Le Serpent de mon côté, n’ayant vu qu’une poignée de Verneuils.

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  3. princecranoir dit :

    Cadavre exquis, je m’inscris dans le sens de ton excellent article qui autopsie le film de Rosi. Le cadavre bouge encore, il fait toujours son effet et nous dit bien, à travers l’œil journalistique de Rosi, expert en investigation, l’atmosphère délétère de ces « années de plomb » en Italie.

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