Comme tous les grands réalisateurs, Fellini a souvent parlé du monde et de la société. Seuls ceux manquant d’imagination peuvent croire qu’il ne s’occupait que de ses fantasmes. Répétition d’orchestre (1978), qui ne devait être au départ qu’un téléfilm pour la RAI, est néanmoins sa seule oeuvre qui soit a priori ouvertement une métaphore politique. Le film fut réalisé après l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades Rouges, groupe d’activistes d’extrême-gauche refusant l’alliance politique entre Démocratie Chrétienne et Parti Communiste conçue par Moro et Enrico Berlinguer (le fameux « compromis historique »). A travers le portrait d’un orchestre symphonique réuni dans un cloître du moyen-âge qui se rebelle contre son chef-d’orchestre, Fellini fustige la bêtise des révolutionnaires ayant assassiné Moro et s’interroge sur le legs d’une décennie de troubles politiques et d’attentats terroristes en Italie. La révolution initiée par les musiciens créent un chaos sans queue ni tête où le mot d’ordre est la radicalisation, chaque pas dans la direction du désordre nourrissant un désordre supplémentaire. Il y a ceux qui préconisent de remplacer le chef d’orchestre par un métronome géant, puis ceux qui ne veulent plus du métronome car le rythme c’est l’ordre, puis ceux qui ne veulent même plus de la musique car la musique possède un pouvoir sur qui l’écoute et tout pouvoir serait un mal, le tout finissant dans une mêlée indescriptible où les musiciens se battent entre eux avec sauvagerie. Fellini imagine que le début des troubles est lié à l’intervention de syndicalistes sapant l’autorité du chef d’orchestre en demandant une interruption de la répétition afin que les musiciens se reposent après un échange houleux avec le chef d’orchestre, certains refusant de rejouer une troisième fois au motif que cela contreviendrait à un accord syndical. Il ne faut pas voir là une condamnation de principe du syndicalisme, mais plutôt une mise en garde taquine de Fellini contre un certain syndicalisme sourcilleux qui pourrait par son propre pouvoir entraver la création artistique et ouvrir les vannes difficiles à refermer du ressentiment.
Mais ce n’est pas cette métaphore de surface qui fait l’intérêt du film, c’est plutôt, notamment, ce qu’il donne à voir de l’idée que Fellini se fait du mystère de la création. Malgré sa grande amitié pour Nino Rota (dont c’est la dernière partition pour le maître), Fellini n’était pas un mélomane. Mais il se révèle ici fasciné par cette contradiction au sein d’un orchestre entre la présence d’individualités fortes et vaniteuses et la naissance d’une musique exaltante (Rota oblige) issue d’un ensemble où chacun s’est fondu dans le flux de la musique – formant ainsi une société. D’emblée, on remarque aussi que le film se passe dans un lieu clos, presque scellé. Cela donne une idée de l’art comme créé dans un lieu imaginaire borné. L’artiste a beau se nourrir du monde, parler du monde, à un moment donné, la création ne peut naitre que d’un système clos, que de l’artiste lui-même. Ce lieu clos dans le film, c’est métaphoriquement le cloître. Puis arrivent les musiciens et débutent les scènes les plus curieuses du film, chaque musicien s’adressant en regard-caméra à une équipe de télévision fictive, hors champ, répondant à la question d’un maitre d’oeuvre ayant la voix de Fellini, lequel s’approprie un dispositif de mise en scène télévisuel pour le transformer en film de cinéma, voyant un individu quand la télévision voit une fonction. Cette série de portraits individuels en pied fait voir l’irréductible individualité de chacun. Il y a les violoncelles qui assurent être les amis les plus fiables, les violonistes les instruments les plus virils (car on les accuse de minauder), les percussionnistes les plus aimés des enfants, chacun ayant, et c’est heureux, sa raison de vivre, sa relation particulière à son instrument. Les rires, les taquineries entre musiciens, l’exubérance, créent une atmosphère qui a l’air d’indiscipline mais qui est typique de la joie de vivre des italiens, de leur façon de mêler le grand art et le quotidien, tout comme le lieu choisi permet à Fellini de relier le patrimoine artistique italien et les temps modernes, passé, présent, futur.
Cela met au supplice le chef-d’orchestre allemand qui incarne en apparence le principe de l’ordre et de la discipline nécessaires in fine à la création. A la fois indispensable à l’orchestre et tout puissant, il concentre les regards des instrumentistes. Là aussi, cependant, il faut bien voir la manière dont Fellini le dépeint in fine : il le montre insultant sans vergogne ses musiciens, confondant autorité et hurlement malgré son amour réel de la musique et quand, sous le coup de l’emportement, il se met à éructer en allemand à la fin du film – ce qui ne peut être un hasard dans un pays traumatisé par le fascisme mussolinien et la dictature sous férule nazie qui suivit à la fin de la seconde guerre mondiale – Fellini parait cette fois dénoncer l’autoritarisme de l’autre côté du spectre politique, le danger que celui-ci incarne, renvoyant dos à dos les extrémistes de tout bord, et observant la faculté de l’orchestre à passer sans coup férir, dans un même mouvement, de l’élan révolutionnaire à l’acceptation muette de l’autorité. Tout sentiment est ambivalent et échappe à l’individu quand il ne repose que sur de l’irrationnel.
Mais ni le sujet politique, ni le sujet de la création artistique, ne sont ce que le film recèle de plus intrigant. Qu’est-ce alors ? Une boule de chantier fantasmagorique qui s’attaque au cloître de l’extérieur et finit par en briser les murs. Auparavant, cette boule avait fait littéralement bouger le cadre, trembler les murs. On peut y voir une métaphore cette fois de la modernité où le visages du pouvoir s’est brouillé. Les emportés de tous bords peuvent bien s’écharper dans le périmètre du sujet qui les divise, ils sont égaux devant la glas du temps et de la modernité qui vient, qui les regarde d’en haut, une modernité panoptique qui pourrait laisser dépourvues de protection les créations artistiques, qu’elles soient individuelles ou collectives, visibles par l’oeil des Etats et des nouvelles technologies (ce mur détruit), bouleversant à la fois le champ artistique, le champ politique et le champ des relations humaines. L’orchestre jouera alors sans dire un mot, dans une espace d’état de servitude volontaire, noyé dans une brume éclairée avec une lumière diffuse et quasi-fantastique par le grand chef-opérateur italien Giuseppe Rotunno. Cette boule lourde de menaces, c’est peut-être cela dont Fellini entendait nous parler en 1978, dans ce film qui a l’air d’un aparté, avec cette prescience et cette invention formelle (à quoi d’autre ressemble ce film sinon à un film de Fellini ?) qui sont la marque des grands cinéastes.
Strum