Les Yeux sans visage de Georges Franju : un ange déchu au masque blanc

franju

Le générique des Yeux sans Visage de Georges Franju, où défilent des arbres dans la nuit noire, fait d’emblée penser que les racines du film puisent dans l’expressionnisme, car on a l’impression de revoir les arbres de la poursuite finale du Testament du Docteur Mabuse. Ce n’est pas Eugen Schüfftan qui officiait à la lumière dans ce Mabuse, mais il travailla avec Fritz Lang sur Les Nibelungen et Metropolis et l’on peut supposer que c’est pour cela que Franju l’engagea pour éclairer Les Yeux sans visage. Les effets d’éclairage à trois dimensions de Schüfftan (la lumière éclairant différemment les lieux), les ombres sur les murs dans les scènes où le Docteur Génessier (Pierre Brasseur) doit reconnaître le cadavre de sa fille ou arrive dans sa demeure, les angles de prise de vue en contre-plongée, l’atmosphère de tombeau et l’usage de masques, mélangent les héritages de l’expressionnisme allemand et du réalisme fantastique du cinéma muet français de Feuillade pour susciter le sentiment que les images du film sont l’antichambre d’un autre monde où s’étendent les ombres. De là, naît l’épouvante du film.

Ce dualisme de la mise en scène se reflète dans la construction des personnages : d’un côté, le Docteur Génessier, monstre égocentrique qui recherche moins à reconstruire le visage de sa fille Christiane (Edith Scob), défigurée par sa faute dans un accident de voiture, qu’à réussir un exploit chirurgical qui lui apporterait la gloire : lui greffer un autre visage, celui de jeunes filles enlevées par sa fidèle assistante Louise (Alida Valli). Pierre Brasseur au visage plein et au regard fixe, dont l’intensité est augmentée par le foyer des lunettes, débarrassé des excès de jeu de ses jeunes années, incarne avec une force peu commune cette vanité médicale en marche. Alida Valli est son âme damnée, éternellement reconnaissante car il lui a fait un beau visage par la chirurgie là aussi.

De l’autre côté, sa fille Christiane, extraordinaire figure de pureté à laquelle Edith Scob donne une grâce particulière – mais une pureté ambiguë, paradoxale, qui est la marque du film. Arborant masque blanc et robe blanche, escortée de colombes blanches, elle parait flotter sur la réalité des images, se levant au sein même des miasmes de l’horreur, comme un contrepoint nécessaire à la figure maléfique de Génessier que sa vanité dévore. En libérant la jeune fille et les chiens à la fin du film, elle reconnaît son statut de cobaye, qui subissait comme eux l’emprise et les interventions chirurgicales de son père, elle se reconnait victime comme les jeunes filles dont elle refusait le meurtre. Elle se libère enfin de la prison dans laquelle il l’avait enfermée contre son gré en revendiquant pour sien son masque, se faisant ange de la vengeance. Toujours dans une perspective dualiste, elle marche alors vers un autre monde, mais peut-être pas celui du pays des ombres. Sans doute, à travers les scènes d’opérations, assez frontales, Franchu cherche lui-même à exorciser sa propre peur, la peur qu’il reçut d’un film chirurgical sur la trépanation qu’il avait vu, et Les Yeux sans visage est l’un des très rares exemples de grand film d’épouvante qui soit français. Mais c’est bien la figure d’ange déchu incarnée par Christiane, qui rend le film inoubliable pour qui le découvre ou le revoit. Georges Franju ne réalisa que sept films, ayant d’abord conçu des courts-métrages pendant vingt ans, mais celui-ci est un coup de maître devenu classique du cinéma français.

La musique de Maurice Jaubert sonne au début curieusement : comme d’un manège, elle paraît de prime abord inadaptée à certaines scènes. Mais elle finit par conquérir l’assentiment du spectateur : le manège suggère une idée d’inexorabilité, les tentatives de Génessier ne pouvant que mal finir, et la gaieté apparente du thème principal se révèle lui aussi être un contrepoint dualiste à cette histoire morbide. Le film est adapté d’un roman de série noire de Jean Redon, adapté par Boileau et Narcejac, mais aussi Claude Stautet (premier assistant réalisateur également) et Pierre Gascar, soit un beau pedigree.

Strum

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7 commentaires pour Les Yeux sans visage de Georges Franju : un ange déchu au masque blanc

  1. princecranoir dit :

    Après lecture de ton excellent article, je revisiterai d’un autre regard le cabinet du docteur Génessier. Le film en a impressionné plus d’un, jusqu’à habiter la peau d’un film d’Almodovar.
    J’avais totalement occulté la présence de Schüfftan à la lumière de chef d’œuvre de l’épouvante à la française. Il se trouve que je viens de chroniquer un film de Siodmak (avec la regrettée Olivia de Havilland), « the Dark Mirror » sur lequel plane également l’ombre de ses trucages visuels.
    Franju passe pour un maître de l’étrange, à deux pas des portraits féroces et inquiétants de Clouzot.

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    • Strum dit :

      Merci. C’est Schüfftan en effet qui crée l’atmosphère particulière du film par ses images. Je n’ai pas vu le film d’Almodovar qui s’en inspire mais il ne me tente pas tellement tant cet histoire m’apparait indissociable de l’environnement visuel créé par Schüfftan et Franju. Un grand film qui garde tout son impact, notamment les scènes finales. Je ne l’avais pas revu depuis sa découverte à l’adolescence et je n’ai pas été déçu. Je m’en vais lire ton article sur le Siodmak.

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  3. Marcyr dit :

    J’étais enfant quand j’ai vu ce film dans une salle miteuse habituellement vouée aux programmes pour jeunes. Choc. La musique décalée a contribué au traumatisme, m’a longtemps hanté, avec le masque. Déconseillé aux moins de 10 ans…

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  4. Strum dit :

    Ah, Tintin, cela laisse des images tellement vivaces et les méchants de l’oreille cassée sont effectivement inoubliables pour un enfant. Je n’avais pas fait le rapprochement pour ma part néanmoins.

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