Justin de Marseille de Maurice Tourneur : Une vérité si belle qu’on la prend de loin pour un mensonge

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Par quel caprice du destin, ce film n’est-il pas davantage connu ? Qu’est-ce qui fait que l’on a notamment retenu le « réalisme poétique » dans le cinéma français des années 1930 alors que le précède la poésie du réalisme que fait voir ici Maurice Tourneur, qui apparaît à nos yeux de moderne beaucoup plus présente, beaucoup moins lointaine que le réalisme poétique ? Justin de Marseille (1935) de Maurice Tourneur est à la fois le chaînon manquant entre le Scarface (1932) de Hawks et le cinéma français, un film noir méridional, à la française si l’on veut, et un film soucieux de réalisme, de la vie du port de Marseille où l’on vend les oursins à la criée, désireux de mettre en valeur cette cité pleine de contrastes et d’exagérations par des plans superbes du port et de la mer, Tourneur filmant souvent en extérieur, parvenant par un usage très intelligent de la lumière à relier sans heurts les scènes de rue et les scènes de studio. Le réalisme français fut inventé avant le néo-réalisme et non pas seulement par le Renoir de Toni (1935) malgré la réputation qu’on lui prête et l’admiration qu’on lui doit.

Autre force du film : le scénario de Carlo Rim, vif et drôle, malin et espiègle, ramassé et « énorme », qui fait démarrer le récit comme un film quasi-documentaire – quasi néo-réaliste donc – avant que ne se révèle son sujet qui est celui d’une guerre des gangs entre le clan de Justin, marseillais qui respecte les lois du Milieu, et celui d’Esposito, napolitain qui tente d’implanter à Marseille les manières plus brutales et sans honneur de la mafia, alors que Justin avait trouvé un modus vivendi avec une sorte de triade chinoise. Par « guerre des gangs », il ne faut pas imaginer un combat sans merci mettant la ville à feu et à sang, comme dans un livre de Dashiell Hammett, mais plutôt des frictions occasionnellement dangereuses ne faisant pas perdre à Justin sa bonne humeur, sauf quand son ami Le Bègue (Pierre Larquey) se trouve dans la ligne de mire d’un tireur solitaire – Silvio (Armand Larcher) aux faux airs, aussi incroyable que cela puisse paraître, d’Al Pacino dans Le Parrain.

Bien entendu, tout cela relève d’une vision romancée et idéalisée du gangster français, élégant qui décide en souriant de ne pas prendre de pistolet en sortant de chez lui. Le gangster, un homme soi-disant comme un autre (« il y a des oursins voleurs et des oursins gendarmes, mais ils n’en sont pas moins tous oursins »). Cet écart avec le réel est caractéristique dans un film de gangster des années 1930, à ceci près que contrairement aux films américains, le gangster est ici fort sympathique ; cela sert l’art de conteur de Tourneur et de son scénariste Carlo Rim, occupés à raconter leur histoire et qui le font si bien. Comme le relève un marseillais sagace, il n’existe pas une seule vérité, bien que « la vérité de Marseille soit si belle que de loin on la prend pour un mensonge », superbe réplique due à la plume de cet excellent dialoguiste que fut Rim. Quelle scène drôle et bien pensée aussi que celle du faux enterrement, couverture du trafic d’opium auquel se livre Esposito, scène dont la vigueur narrative tient à un découpage formidable de Tourneur dont peu de films français peuvent se targuer ?

Que dire enfin des mouvements de caméra, tellement fluides, passant portes et fenêtres, sinon qu’ils ont peu d’équivalents dans le cinéma français des années 1930, comme le remarque à juste titre Bertrand Tavernier dans le bonus de la récente réédition du film proposée par Pathé ? Cette liberté de mouvement, alliée au découpage de Tourneur, confère au film une vivacité jamais prise en défaut, qui se retrouvent dans les ellipses audacieuses du cinéaste (ainsi ce duel entre Justin et Esposito qui n’est pas montré) et même dans la veine romantique du film avec cette histoire d’amour un temps contrarié entre Justin et Totone qui n’attend que la fin pour s’épanouir. « Monte-Cristo a existé et fut emprisonné au château d’If » : cette exagération que s’autorise Justin pour faire rire Totone, amical clin d’oeil au folklore marseillais, ne doit pas faire croire que l’on exagère quand on dit que ce film est formidable et qu’il met en joie. Vous croyez au mensonge de loin ? Venez y voir de plus près.

Strum

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5 commentaires pour Justin de Marseille de Maurice Tourneur : Une vérité si belle qu’on la prend de loin pour un mensonge

  1. Pascale dit :

    Je ne sais si Armand Larcher ressemble à Pacino mais sur la photo, le garçon ressemble à Robert de Niro 🙂
    Tu donnes TRES envie de voir ce film. Evidemment.

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  2. Strum dit :

    Merci, c’était le but ! Sur la photo, c’est Justin et pas Silvio (qui lui ressemble à Al Pacino). Mais si tu dis que Justin ressemble à De Niro (j’avoue que je n’y avais pas pensé), alors ce film annonce carrément le Parrain 2 ! 😀 Blague à part, c’est vraiment à voir. De même que plein de films de Tourneur père (Avec le sourire et Val d’enfer dont j’ai parlé sur ce blog, mais aussi La Main du diable, Volpone et d’autres…), qui devrait être beaucoup plus connu.

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  4. princecranoir dit :

    L’œuvre de Tourneur père à tendance à s’effacer derrière la carrière hollywoodienne du fils, et c’est sans doute bien dommage au regard des belles qualités qui se dégagent de ton article.
    J’ai vu « Justin de Marseille » il y a maintenant bien longtemps, à l’occasion d’une diffusion chez Patrick Brion. Je dois admettre n’avoir pas été autant séduit que toi, le réalisme social (que j’avais adoré dans « Toni » de Renoir) un peu dilué dans le pastis comique de l’apéro. Je me souviens de la chansonnette de Tino Rossi, de la gouaille de Justin, de Marseille qui rayonne. (« c’est comme une belle fille, quand on l’a vue, on l’a dans la peau » avais-je noté). Mais s’il y a du De Niro et du Pacino alors…
    J’ai désormais très envie d’y retourner voir de plus près.

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    • Strum dit :

      On oublie souvent le père et c’est dommage en effet. Il est moins intéressé par le réalisme social que par le souci de raconter une histoire, talent de raconteur d’histoire qu’il transmettra à son fils. De Niro, je n’en jurerais pas, mais le faux air de Pacino d’un personnage m’a bien amusé.

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