French connection de William Friedkin : condamné

Dans French Connection (1971), William Friedkin met sa caméra dans les rues de New York, comme s’il prenait la ville elle-même en filature. Lorsque les policiers Popeye (Gene Hackman) et Cloudy (Roy Scheider), de la brigade des narcotiques, suivent Alain Charnier (Fernando Rey) dans la rue, c’est d’abord New York que l’on voit, ses longues perspectives ouvertes, ses immeubles de brique, ses buildings de verre, luisants de soleil, ennuagés par les vapeurs que projettent les canalisations vétustes. Elle apparaît labyrinthique et non bornée, circulaire et profonde, insomniaque et enténébrée. C’est la New York de 1971, insalubre et dangereuse, et Friedkin la filme comme s’il était en reportage, dans une fièvre de mouvements et de serrements de dents. Cette dimension documentaire qu’il revendiquait et de laquelle le film tient sa notoriété, cet oeil panoptique qui regarde les lieux et les rues de la ville, frappent d’emblée le spectateur, y compris dans le prologue à Marseille. Et c’est d’ailleurs ce naturalisme crasseux qui caractérise esthétiquement le film, qui donne le la à ses images.

D’où provient alors cette impression que cet hyperréalisme confine au fantastique, déborde la réalité pour se perdre dans un néant sans fond, anticipant l’atmosphère infernale du Convoi de la peur, remake du Salaire de la peur que Friedking réalisera six ans plus tard, où il relate le sort de trois hommes ayant fait une croix sur leur vie précédente, déjà morts en somme, et réfugiés dans un recoin de l’Amérique du Sud filmé comme une annexe de l’enfer ? Cela tient à Popeye. Popeye est une volonté constamment tendue vers un but insaisissable. Arrêter toujours plus de dealers, être toujours aux aguets (ainsi dans cette scène de bar au début où il est censé prendre un verre hors service avant que son naturel ne revienne au galop), attendre toute la nuit dans sa voiture, prendre en filature des suspects jusqu’à plus soif, filer jusqu’à ne plus pouvoir dormir, ne plus vivre que pour nourrir ses voraces obsessions, obsessions de bottes, de pieds, de dealers. Popeye n’est qu’une volonté toujours insatiable, toujours en mouvement, moins personnage que trajectoire. Dans la célèbre poursuite en voiture où il fond sur Marcel Bozzuffi, qui vient de tenter de l’assassiner, poursuite formidablement découpée et montée qui conserve tout son agressif attrait encore aujourd’hui, Friedkin filme en caméra subjective la folie allumée dans les yeux de Popeye, son irrépressible désir de se rapprocher du but qu’il poursuit. Popeye s’enfonce avec sa voiture dans la matière du bitume et du pont aérien du métro de Brooklyn, dans l’oeil des lignes de fuite des perspectives urbaines, dans la chair même de la ville, qui laisse passer sa course effrénée et sans fin.

Parce que Popeye ne sait pas lui-même ce qu’il désire réellement, son but le devance toujours. Il est condamné à chercher encore, condamné à revivre, à répéter ses filatures, comme un condamné ne connaissant pas le terme de sa peine. Et c’est pourquoi la fin du film, où la trajectoire du personnage se dissout dans la pénombre d’un entrepôt abandonné, confirme ce que l’on pressentait, à savoir que l’histoire de Popeye ne peut avoir de fin, car lui-même n’est qu’une obsession toujours en mouvement, qui ne se pose jamais la question des moyens (peu lui importe la mort d’un collègue). Dans plus d’un film de Friedkin, où l’on flirte parfois avec un cynisme nerveux, voire avec un nihilisme urbain, les personnages sont ainsi : toujours en mouvement, tendus vers un but, mais privés du sens commun qui pourrait donner à ce but une existence, et ne pouvant dès lors comprendre que le prix à payer pour l’atteindre, c’est eux-mêmes. Gene Hackman, tout en violence rentrée, donnant l’impression que son grand corps n’est qu’une grande machine traversée de pulsions et de tensions, qui écoute toujours son intuition avant sa raison (« cette voiture pue »), met à nu les obsessions de son personnage qui font de la ville le cercle de son enfer. Le condamné, c’est lui, pas les trafiquants qui échapperont aux plus lourdes peines.

L’hyperréalisme de Friedkin est en-deçà du réalisme, fait voir un enfer intérieur, et paradoxalement, c’est le film d’un cinéaste de l’ancien Hollywood, réalisé un an plus tard, Les flics ne dorment pas la nuit, chef-d’oeuvre de Fleischer, qui montre avec le plus de réalisme la vie des policiers, révélant ce que la distinction ancien Hollywood-Nouvel Hollywood peut avoir d’artificiel. Friedkin souhaitait que Francisco Rabal joue le rôle de Charnier. Une confusion de nom lors du casting en décida autrement, et Fernando Rey le remplace avantageusement ; mais Rabal sera de l’aventure du Convoi de la peur.

Strum

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15 commentaires pour French connection de William Friedkin : condamné

  1. J. R. dit :

    Je crois que la distinction faite entre le Nouvel Hollywood et l’ancien Hollywood ne tient pas vraiment compte de la nature des films (Le Parrain est un film sur le plan de la facture très classique, on est pas chez Alain Resnais) mais des nouvelles méthodes de production. Les Studios ont laissé la place à des multinationales, et des réalisateurs font financer des films sur leurs noms : Coppola, Scorcese, De Palma, Spielberg… Ce sont des rockstars. Aucun cinéaste à la papa ne se serait comporté comme Michael Cimino, dilapidant son budget pour Les Portes du Paradis, ils auraient eu honte. Aussi je crois que les anciens réalisateurs Hollywoodiens étaient plus modestes, moins ambitieux. Après c’est un repère que cette distinction, comme dire que Easy Rider marque le départ de cette nouvelle génération, on trouvera toujours des francs tireurs qui nous ferons mentir. Orson Welles c’est déjà un peu le Nouvel Hollywood…
    French Connection est vraiment captivant, je trouve que c’est l’un des meilleurs films des années 70 à Hollywood… après Les Dents de la mer 🙂

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    • Strum dit :

      Le Nouvel Hollywood, c’est aussi le rêve de cinéaste s’auto-produisant pour faire des films personnels comme voulait le faire Coppola. Mais, je suis d’accord avec toi, c’est un repère qu’il faut considérer avec un certain recul en sachant qu’il y a des francs-tireurs, des exceptions, des chevauchements, et qu’il faut aller creuser derrière ce genre de repère. Ca tient bien la route French connection en effet, un sacré film, même si je n’ai jamais été un grand amateur de Friedkin à cause du côté un peu cynique/nihiliste que je soulignais.

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      • J. R. dit :

        Oui je voulais venir rajouter la liberté plus grande prise par les réalisateurs. Peut-être que ce qui a vraiment changé c’est la fin du code Hayes et plus globalement de la censure, on ne mesure pas à quel point ils étaient bridés autrefois. Cassavetes, au fond, c’est avec Roger Corman les grands frères du Nouvel Hollywood, non.

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  2. princecranoir dit :

    Très très beau texte.
    Je n’ai pas revu French Connection depuis des années, mais la simple évocation a travers ton ressenti me le fait remémorer dans le détail, le rapproche d’autres furies friedkiniennes. Les personnages de ses films sont en effet des possédés, sous influence, enchaînés à un enfer intérieur. Ils sont tous animés d’ « une obsession toujours en mouvement », c’est exactement ça. Qu’ils soient prêtres, criminels en fuite, tueur à gage, flic infiltré ou innocente jeune fille, ils sont sous l’emprise d’un maléfice qui les ronge.

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  3. Pascale dit :

    J’ai vu qu’il était repassé dans le poste récemment ainsi que le 2. Je n’ai pas pu les revoir. Je regrette. J’aimerais revoir la grande carcasse obsessionnelle de Popeye.
    Je garde le souvenir de la poursuite évidemment, de Bozuffi (je crois) qui se fait descendre dans les escaliers du métro, et de l’image cracra.

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