Dans A la recherche du bonheur, son remarquable essai sur la comédie du remariage, le philosophe américain Stanley Cavell classe Un Coeur pris au piège (1941) (ou plutôt The Lady Eve, car le titre français est à nouveau un contre-sens) parmi les films en formant le paradigme. Il est vrai qu’on retrouve dans ce film de Preston Sturges tout ce qui fait l’attrait du genre : une femme aussi spirituelle que déterminée, un homme mené en bateau, une morale à trouver, qui n’est atteinte par les personnages qu’au prix de leur transformation. La grande thèse de Cavell, outre que les grands films classiques sont à leur façon de véritables traités de philosophie, c’est que la comédie américaine prolongerait la tradition théâtrale shakespearienne de la comédie romanesque. Il voyait ainsi plusieurs correspondances entre The Lady Eve et La Tempête, faisant notamment du père de Jean (Barbara Stanwick) un nouveau Prospero, son art magique étant son habileté aux cartes.
Mais le film est riche de plusieurs lectures (et d’ailleurs Cavell n’en donne pas qu’une seule). Jean y est une charmante arnaqueuse travaillant avec son père, le colonel Harrington (Charles Coburn), et plumant les naïfs au jeu. Elle rencontre sur un transatlantique Charles Pike (Henry Fonda), héritier d’un richissime brasseur de houblon, qui revient d’une expédition en Amazonie où il a étudié les serpents. Sans doute un peu trop longtemps : comme le surnomme Harrington, Charles est un « gogo sapiens », un benêt qui ne semble avoir d’autres qualités que la candeur. Jean séduit Charles pour l’attirer à la table de jeu de son père, mais se trouve prise à son propre jeu quand elle tombe amoureuse du pigeon, qui lui demande d’ailleurs sa main. Elle décide alors de lui révéler sa véritable identité mais Charles en est informé par d’autres moyens et rompt avec elle en mettant en doute sa sincérité. Meurtrie, Jean trouve quelques semaines plus tard l’occasion de prendre sa revanche.
The Lady Eve est une très spirituelle variation sur le thème de la Genèse, dont elle inverse la morale. La connaissance n’y est plus un fruit défendu responsable de la chute de l’homme du paradis, à cause de l’initiative malheureuse d’une femme, mais la condition du bonheur conjugal, un bonheur à deux. Le film se moque de manière très littérale de l’idée de chute en multipliant les scènes où Charles s’affale par terre, effet de son amour transi. La femme y est présentée non seulement comme la véritable « aventurière » dans un couple, statut que le pseudo explorateur joué par Fonda ne peut certes revendiquer, mais aussi comme la seule détentrice du secret de la connaissance. Quant au serpent du mythe biblique, il est aussi distrait et inoffensif que son maître Charles et la femme se garde bien d’approcher un si piètre compagnon. Enfin, le paradis n’y est pas un jardin d’Eden situé dans un brumeux passé, mais un lieu physique et incarné se situant dans l’avenir, à savoir le Connecticut (dont Cavell a observé de manière très intéressante qu’il était le lieu où se déroulaient la moitié des grandes comédies américaines), où Jean réincarnée en Lady anglaise (la Lady Eve du titre), va de nouveau subjuguer Charles. La nouvelle Eve ou la femme avenir de l’homme – qui d’ailleurs s’en remet à elle, ne voulant plus rien connaître sinon le bonheur selon l’injonction finale.
Barbara Stanwyck, qui doutait pourtant de son talent comique, est ici étourdissante et la première raison de voir le film, les seconds rôles familiers que sont Charles Coburn et Eugene Pallette, géniaux en pères indulgents gardant leurs quant-à-soi, en étant une seconde. Stanwyck apporte notamment à son personnage une sensualité rarement vue dans le genre de la screwball comedy, bien mise en valeur par les échelles de plan choisis par Preston Sturges. Celui-ci fait d’ailleurs de Jean le personnage central de ce film féministe avant l’heure (comme la plupart des classiques de la comédie américaine) où la femme non seulement mène la danse mais semble parfois mettre en scène le film lui-même – ainsi dans ce plan surcadré où Jean voit Charles se refléter dans son poudrier et, se parlant à voix haute, semble lui donner des instructions comme un réalisateur à son acteur. Caractéristiques également sont les relations entre Jean et son père Harrington, dont les sentiments sont si peu pris en compte qu’il ne sera pas même invité à son mariage, certes pour ne pas éventer le subterfuge. On est loin des films français de l’époque où les femmes n’avaient jamais le premier rôle (à l’exception du Ciel est à nous de Grémillon), encore plus loin du pourtant si émouvant cinéma d’Ozu qui se préoccupait beaucoup de la tristesse du père devant la fille quittant le foyer. Autres lieux, autres moeurs. Fait en revanche défaut au film (c’est la réserve que l’on peut avoir sur le cinéma sinon très spirituel de Sturges), la vivacité du découpage que prêta Hawks au genre, par exemple dans L’Impossible Monsieur Bébé. Henry Fonda est exemplaire mais son rôle aurait peut-être encore mieux convenu à James Stewart.
Strum
Très beau film et très intéressant post. Je n’ai pas lu Cavell (je ne le connaissais même pas) et donc merci de faire partager ses idées.
Sinon je pense comme toi: Barbara Stanwyck prouve, si il en était besoin, l’étendue immense de son talent, et Preston Sturges est un grand réalisateur de screwballs mais … personne ne peut surpasser Howard Hawks.
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Merci à toi. Cavell, c’est super. J’adore Barbara Stanwyck. Oui, pour la screwball, Hawks est le plus fort. Mais pour les comédies les plus spirituelles, le maitre, c’est Lubitsch.
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