Il y a dans Les deux anglaises et le continent comme un sentiment d’empressement. Truffaut y adapte, après Jules et Jim, le deuxième roman d’Henri-Pierre Roché, largement autobiographique. Roché y racontait l’histoire de son amour pour deux sœurs anglaises, filles d’une amie de sa mère, dans la maison desquelles il avait été invité à passer un été au Pays de Galles à 20 ans.
Truffaut épouse la structure épistolaire du roman, mais substitue au « je » de Roché une narration à la troisième personne. Ce changement n’altère en rien la dimension très personnelle du récit puisque le réalisateur fait appel à Jean-Pierre Léaud, son alter ego de la série des Antoine Doinel pour incarner Claude et prête son timbre contenu à la voix-off du film, qui fut réalisé après la dépression qui suivit sa rupture avec Catherine Deneuve. Comme Claude, Truffaut fut sous le joug successif de deux sœurs aux personnalités distinctes, la rousse Françoise Dorléac, la blonde Catherine Deneuve.
Soigné de sa dépression par une cure de sommeil, Truffaut, réalisant Les Deux Anglaises, est comme un dormeur soudain éveillé qui veut conjurer sa peine en la capturant dès que possible dans l’écrin d’un film, à l’instar de Claude se défaisant de son désespoir dans son livre. D’où peut-être ce sentiment d’empressement qu’exhale le début du film : en cinq minutes d’un découpage très rapide, même selon les critères de la Nouvelle Vague, rapidité qui écarte d’emblée l’idée que ce film d’époque pourrait être empesé, Truffaut raconte la chute de Claude d’un trapèze, sa prise en main par sa mère (Marie Mansart) durant sa convalescence, qui le fait rencontrer Ann (Kika Markham), la fille de son amie anglaise, et l’invitation au Pays de Galles qui suit, que sa mère voit alors d’un bon oeil. Cette mère est un personnage très important (comme dans la vie de Roché ce qui certes le sépare ici de Truffaut), l’égale même des deux anglaises, Claude subissant en réalité l’influence de trois femmes plutôt que deux, malgré le titre qui prétend le contraire. Ann a invité Claude au Pays de Galles pour une raison particulière : elle est persuadée qu’il fera un bon mari pour sa soeur Muriel (Stacey Tendeter), à la santé fragile mais au cœur exalté. Ses discrètes manigances portent leurs fruits car Claude tombe bientôt amoureux de la rousse Muriel, tandis que seul le puritanisme que lui a légué une éducation austère réfrène les ardeurs de la jeune femme. Mais lorsque Claude s’en ouvre dans une lettre à sa mère, celle-ci accourt égoïstement au Pays de Galles pour empêcher cette union qui la priverait de sa présence à ses côtés. Les plans de mariage d’Ann s’en trouvent contrecarrés pour au moins un an, soit la durée de séparation qu’imposent à Claude et Muriel les deux veuves et un voisin tiers arbitre.
Cette cruelle séparation, présentée comme une période d’épreuve mais voulue en réalité dissuasive, va porter un coup fatal au projet de mariage de Claude et Muriel, le premier retombant sous la coupe de sa mère et commençant une carrière de célibataire aux multiples conquêtes, qui l’enferment dans un mode de vie artificiel au lieu de le rendre libre. Mais Claude n’en a pas encore fini avec Ann et Muriel, notamment avec la première qui vient s’installer à Paris pour y commencer une carrière de sculpteur.
Dans ce film, Claude est parfois appelé « le continent » par les deux anglaises. On y a souvent vu une référence à l’idée de continence, mais ce dernier terme est impropre à décrire la condition de Claude qui n’est nullement vis-à-vis des femmes dans un état de continence physique, bien au contraire. Appeler Claude « le continent » semble plutôt être une manière de le priver de son nom, de son identité, de le désigner comme un personnage sans grande volonté, jouet d’abord de sa mère, ensuite d’Ann, ensuite des circonstances et de ses propres erreurs de jugement. Claude est un personnage empêché par les trois femmes de sa vie. Truffaut le montre par l’image en ayant recours trois fois à des surimpressions où le visage de chacune des trois femmes, à des instants différents de la narration, s’imprime sur les images comme si elles marquaient leur territoire ou plutôt lestaient la vie de Claude d’un poids. Son hésitation entre Ann, Muriel et sa mère est en réalité une ornière où il s’enfonce, finissant par laisser sa propre vie défiler devant lui jusqu’à ce qu’il réalise dans l’épilogue qu’il est devenu « vieux », trop vieux peut-être pour aimer à nouveau avec la même force. Epilogue trop expéditif du reste, privé de cette chair qui rend le reste du film si beau, comme si Truffaut après s’être libéré de sa peine était maintenant prêt à passer à autre chose, alors que cela aurait pû être sublime, à l’instar de ces moments dans les nouvelles d’Henry James où un personnage réalise qu’il a manqué l’appel du destin.
Si au départ, la mère, Ann et Muriel semblent représenter chacune, à leur manière, un visage possible de la femme, l’amour maternel gage de sécurité (la mère), l’amour libre gage de changement (Ann), l’amour pur et platonique (Muriel), cette distinction s’avère trompeuse au fur et à mesure de la narration : La mère de Claude ne l’a nullement préparé à la vie mais l’a au contraire emprisonné ; son aventure avec Ann (succédanée de la relation à trois de Jules et Jim, condamnée à l’échec) le laisse en définitive seul et insatisfait, tandis qu’Ann se retrouve avec un « goût de terre » dans la bouche. Sa mère comme Ann ont été deux obstacles ayant entravé la passion réciproque et sincère qui l’attachait à Muriel et aurait dû le rendre heureux. Sans doute Muriel ne connaissait-elle rien de la vie – ne connaissant que la vertu, ce que symbolise le bandeau qu’elle porte au début – mais c’est précisément cela qui aurait convenu à Claude qui croit pourtant ne plus être amoureux quand Muriel le devient – trop tard. Truffaut consacre d’ailleurs plusieurs très belles scènes au malheur vrai de Muriel, à son propre chagrin d’amour. Pour dire ces erreurs de jugement, ces circonstances qui se liguent contre le bonheur, cette insatisfaction inhérente à la vie, Roché a cette formule heureuse que Truffaut reprend à son compte : « la vie est faite de morceaux ne se rejoignant pas ». Jean-Pierre Léaud et son regard égaré, son physique de jeune homme malingre, rendent bien compte de l’impuissance de son personnage, de son manque de volonté, de sa tendance à se soumettre à la volonté de la femme qui le regarde.
Les couleurs de Nestor Almendros sont très belles, teintées de mélancolie, comme si elles plongeaient profondément dans la texture du film, dans le passé du personnage, dans le passé de Truffaut. Mais c’est à nouveau surtout Georges Delerue (également acteur ici) qui laisse une impression indélébile par sa musique délicate qui transperce le cœur, tissant comme un voile sur les images du Cotentin, où le tournage eut lieu. Cette musique est, comme toujours quand Truffaut parle, le contrepoint de la diction rapide et atone du narrateur, révélant l’émotion et la souffrance que sa voix pudique souhaite dissimuler. Des deux films sur un trio amoureux de Truffaut, la postérité a retenu Jules et Jim, déjà tiré de Roché et adapté avec Jean Gruault, mais Les Deux anglaises et le continent, qui fut un échec commercial, est de loin le plus beau, et se présente aujourd’hui préservé des atteintes du temps, intime et douloureux.
Strum
C’est le seul long métrage de François Truffaut que je n’ai pas vu, avec Une belle fille comme toi, et comme ça de loin il n’arrive pas trop à me faire envie – Henri-Pierre Roché c’est pas trop ma référence -, mais il y a Jean-Pierre Léaud, qui est toujours très bon, et très sympathique, même dans un mauvais Godard. Donc à découvrir prochainement…
La cure de sommeil pour soigner la dépression je ne connaissais pas, et comment on dort si on ne trouve pas le sommeil ? Après il faut se soigner de la fatigue et des somnifères ?
J’ai toujours senti un mal de vivre dans sa façon de parler, comme un acteur qui joue faux, ou un chanteur qui ne chante pas dans la bonne tonalité. Léaut lui a volé ça.
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Oui, il faut que tu le vois. Un de ses meilleurs films que je préfère de loin à Jules et Jim dont la fin m’a toujours paru artificielle. Leaud était vraiment l’alter ego de Truffaut, ici comme dans la série des Doinel.
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Absolument d’accord. Et c’est aussi l’un de mes Truffaut préférés. Celui auquel je repense le plus souvent, avec systématiquement l’envie de le revoir.
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Oui, c’est un des films qui comptent de Truffaut ; dommage qu’il ne soit pas davantage célébré.
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Lorsque j’étais jeune cinéphile en devenir, au début des années 90, la critique considérait volontiers Les Deux anglaises… et La Sirène du Mississipi comme deux films pas très aboutis, et aujourd’hui, où par ailleurs, on peut tous les découvrir, ce sont souvent deux des films préférés du réalisateur, pour nombre de cinéphiles. Je ne suis pas en train de dire que tout est relatif, c’est pas mon genre.
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Oui, j’ai le même souvenir. Ce sont les deux grands échecs commerciaux et critiques de la carrière de Truffaut et c’est pour cela peut-être qu’ils ont longtemps gardé cette réputation, la doxa cinephilique ayant parfois quelque chose de conservateur. Aujourd’hui, où l’on peut se faire sa propre opinion, on voit bien que Les deux anglaises est un des grands Truffaut malgré sa dernière scène décevante. Il me semble que La Sirène, même si j’en ai un bon souvenir, est moins abouti mais il faudrait que je le revois.
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Je suis tout-à-fait d’accord avec toi, Strum : des deux films sur un trio amoureux de Truffaut, « Les Deux anglaises et le continent » est de loin le plus beau. Son échec commercial me rappelle un peu, par ailleurs, le même sort qu’a subi le merveilleux « Barry Lyndon » de Kubrick, quelques années plus tard.
Merci, plus généralement, pour cette critique, sur un film de Truffaut dont on parle peu, mais qui pour moi est clairement un de ses meilleurs.
Tu as même choisi en illustration une de mes scènes préférées du film, où Claude raconte à Ann et Muriel (curieuses) la vie des maisons closes, Truffaut étant fidèle au roman de Roché (apparemment bien autobiographique sur ce point), mais en transposant intelligemment le récit épistolaire en conversation dans un cadre qui, lui, n’a rien de clos, quoique toujours sur fond (mental) de victorianisme (l’érotisme passe, par exemple, par la contemplation de la nuque de Muriel à vélo par Claude, juste après, contemplation permise par le fait que Muriel ne peut se voir regardée) : il y a là toute un jeu de contrastes, entre images et dialogues, pensée et regard…
Je suis également d’accord avec toi quant à la fin du film, qui est effectivement un peu rapide, alors même qu’elle a été tournée dans ce magnifique cadre qu’est le jardin de l’hôtel Biron, où se trouve le musée Rodin, quoique cela ne me semble être cependant qu’un bémol vis-à-vis de la réussite de l’ensemble.
La musique de Georges Delerue pour ce film est inoubliable, et sa reprise notamment dans d’autres longs métrages par d’autres réalisateurs comme Wes Anderson, me parait témoigner de sa très haute qualité. Delerue est mort il y a déjà longtemps, mais il me parait encore manquer au cinéma.
Amicalement,
Hyarion.
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Merci Hyarion. Je suis un inconditionnel de Delerue. C’est drôle de le voir jouer un petit rôle dans le film, et de le voir plutôt trapu et massif quand sa musique est si délicate. Il y a une différence avec Barry Lyndon quand même : Barry Lyndon fut certes un échec à sa sortie mais est quasi-universellement considéré comme un chef-d’oeuvre aujourd’hui (je n’ai qu’à voir les réactions quand je dis que je n’aime pas tellement le film 🙂 ). A contrario, Les deux anglaises reste relativement méconnu dans l’oeuvre de Truffaut. Je suis heureux de contribuer, à mon petit niveau, à la réhabilitation du film.
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J’ai tout de suite été charmé par ce film qui, au premier abord, n’avait pas forcément ma préférence. Je l’ai vu sans savoir qu’il était adapté de Roché, dont il ne partage d’ailleurs rien du style de Jules et Jim (plus urgent, plus fantasque). Il y a au contraire quelque chose de proustien dans ces conversations et remembrances, tous ces morceaux qui ne joignent pas. A revoir pour ma part, et je dois dire que ton article m’y invite, ne serait-ce que pour vérifier l’empreinte de ces trois femmes sur le territoire de Truffaut.
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En effet, cela ne ressemble pas tellement à Jules et Jim que je n’ai jamais vraimé aimé pour ma part. A revoir en effet, ne serait-ce que pour la musique de Delerue, un autre type de « magicien ».
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