Parfois, l’imagination interroge le destin, demandant ce que cela doit faire d’être un autre, de vivre sous d’autres cieux, d’être né sous d’autres auspices. Pour vivre, il faut réussir à surmonter l’incertitude qui nous étreint alors. La Double vie de Véronique (1991) de Krzysztof Kieslowski est une parabole qui interroge cette inquiétude existentielle sous la forme d’un conte. Au conte, ce très beau film emprunte son prologue, qui raconte la double naissance de deux femmes identiques, Weronika en Pologne, Véronique en France ; il lui emprunte les échos, les reflets, les mondes inversés, les lumières du conte, qui peuvent être à la fois douces et violentes ; il en épouse la structure narrative où les personnages se croisent sans se connaître, se connaissent sans se croiser, où le récit ramassé sur lui-même se déplie soudain dans l’épilogue, lorsqu’un marionnettiste (Philippe Volter), avec l’intuition de l’artiste, résume sans le savoir le film que nous venons de voir. La représentation théâtrale qu’il annonce pourrait être une troisième vie du personnage, se jouant hors champ, selon une conception cyclique du conte. Enfin, La Double Vie de Véronique est un conte qui s’incarne dans la chair de Véronique, jusqu’à l’affleurement de l’écran, où Kieslowski filme le visage et le corps d’Irène Jacob, son actrice frémissante, et c’est par cette incarnation qu’il se fait parabole ; mais une parabole inquiète, inachevée, douloureuse.
Le début du film raconte la vie de Weronika (Irène Jacob), qui vit à Cracovie, en Pologne, au moment de la chute du pouvoir communiste ou peu après. Sa voix est de cristal et devenir chanteuse est son souhait. Pourtant, une insuffisance cardiaque menace ses jours, ce dont une douleur à la poitrine l’avertit à l’issue d’une audition. Elle passe outre cet avertissement de son corps, car son âme veut s’embraser, connaître l’extase du diaphragme qui s’ouvre quand on chante. Un autre avertissement survient : un jour de manifestation, elle aperçoit, dans un bus touristique, son double, une femme qui a son visage (Véronique, toujours jouée par Irène Jacob) : elle-même vivant sous d’autres cieux. Peut-on être déchiré entre deux êtres, entre deux pays, la Pologne et la France – où Kieslowski, cinéaste polonais, tournera dorénavant ses films ? Peut-on être entier quand on est deux ? D’autres présages inconscients auraient pu alerter Weronika de ce dédoublement : les miroirs et les vitres l’attirent et Kieslowski la filme s’y reflétant, dans les intérieurs ou dans les trains, de même que le monde se mire inversé dans une bille de verre qu’elle porte avec elle. Les couleurs très vives qui illuminent les plans, où s’entrelacent le vert, le bleu, le rouge, désignent Weronika comme un personnage de conte menacé par son destin, représenté par l’envahissement progressif du cadre par une lueur verte, tel le vert mortuaire de Vertigo, autre récit de doubles, qui raconte toutefois une autre histoire. S’il existe un autre monde et une autre Weronika, alors laquelle est la vraie ? La douleur qu’elle ressent à la poitrine est physique mais peut-être est-elle plus profonde, peut-être ressent-elle un manque, une absence, une inquiétude existentielle. Cette prémonition qui étreint son coeur, elle ne parvient pas à la traduire en mots, elle ne l’avertit pas que le jour de son premier concert, filmé en caméra subjective, elle va s’écrouler comme un nénuphar se fanant, défaillant dans ce halo vert qui a contaminé la scène et qui annonçait la venue de sa mort.
Lorsque la caméra se détache de Weronika pour regarder Véronique faisant l’amour à Clermont-Ferrand (la ville de Ma Nuit chez Maud de Rohmer, conte refusant pour sa part l’adoubement de la parabole), quand on voit Véronique abandonner subitement le chant, se lève chez le spectateur l’idée que Weronika, que l’on a découvert un soir de Noël au début du film (comme un autre « sauveur » bien connu), est morte pour que Véronique vive. Lorsqu’on revoit le film, la scène du bus en Pologne où Weronika aperçoit Véronique (sans que celle-ci la voit en retour) devient très émouvante car l’on comprend alors que Weronika rencontre ce jour-là l’annonce de sa propre mort. Elle se voit devenue autre, condamnée à disparaitre, spectatrice d’une autre vie qui se déroulerait sans elle, ce que Kieslowski signifie par un superbe mouvement de caméra, à mi-chemin du travelling arrière et du panoramique, qui laisse Weronika sur place, suspendue au-dessus d’un gouffre, tandis que le bus s’éloigne, comme si elle était laissée sur les berges de la mort à attendre son destin, regardant impuissante la vie s’éloigner d’elle. Sans savoir, surtout, quel rôle elle a joué, quelle marionnette elle va incarner dans la représentation à venir. Voilà le mystère insondable de son rôle : sauveur et marionnette à la fois.
Ce qui veut dire toutefois qu’à partir de ce moment-là, la vie de Véronique en France s’éloigne de la mort. Plus le film avance, plus Véronique s’écarte de cette césure de la mort qui intervient au milieu (au tiers ?) du film. Le sentiment que Véronique a été sauvée par Weronika est un immense réconfort pour le spectateur. Du reste, Véronique a emporté avec elle un souvenir de Weronika en la photographiant, relique pareille à un « voile de Véronique », dont Bazin disait que le cinéma en était lui-même un avatar puisqu’il retient sur l’écran la réalité du monde, comme Véronique le visage imprimé de Jesus sur un morceau de tissu selon la tradition (selon la parabole, le conte ?). Sans doute, Kieslowski n’a pas choisi le prénom de son héroïne par hasard. Bien sûr, cela, Véronique ne le sait pas. Elle éprouve la même confusion existentielle que Weronika mais il lui a été donné de ne pas commettre les mêmes erreurs, de ne pas chanter au péril de sa vie, de connaitre l’amour avec ce marionnettiste qui écrit des contes pour enfants et écrira le récit du film. Le vert de la mort contamine cependant toujours les couleurs du film qui se poursuit à Clermont-Ferrand, ainsi cette lueur verte qui nimbe étrangement les têtes des enfants regardant un spectacle scolaire, permanence du vert mortuaire qui forme comme le fond du tableau ; car la mort, on ne pourra jamais la chasser complètement : il faut juste ne pas en avoir peur.
Irène Jacob, actrice éphémère et insaisissable, à l’instar de son personnage, rend compte avec cette grâce particulière qui lui est propre, de l’inquiétude de Véronique, de sa fragilité, mais aussi de sa volonté, de son désir d’imprévu, de conte aussi. Car elle tombe amoureuse du marionnettiste lorsqu’elle le voit dans un miroir maniant ses poupées, c’est-à-dire racontant une histoire. Ce qu’elle recherche ensuite, c’est retrouver cet homme dont les histoires semblent dire la vérité, et qui paraît entretenir un lien mystérieux avec l’histoire de Weronika à Cracovie, comme s’il était un récitant, un conteur, un intercesseur vers une inaccessible vérité qu’il ne comprend pas lui-même, comme si la première partie n’était qu’un rêve ou un conte imaginé par lui. Définition de l’artiste lui-même, détenteur d’un pouvoir dont il ne mesure pas la puissance et qu’il n’est pas à même de contrôler. Véronique semble deviner ce rôle d’intercesseur vers une vérité espérée qui pourrait expliquer son désarroi existentiel, l’espèce de vide qu’elle ressent, dont elle attend qu’il soit comblé par le marionnettiste-metteur en scène. Cette attente, la mise en scène de Kieslowski, très proche de son actrice, en capture les frémissements sur son visage et à la surface de son être, selon une poétique de l’instant où prime l’esprit individuel de la séquence concernée, plutôt qu’en recherchant une continuité à tout prix. Il peut lui arriver de suivre une embardée baroque moins convaincante (ainsi dans de rares plans sphériques où un objectif hypergone semble avoir été utilisé), mais cette mise en scène accordée à la respiration de Véronique, qui s’emballe et se contracte tour à tour, comme un coeur gémissant, émeut souvent beaucoup.
Le libre arbitre suppose que nous sachions par avance ce qui est bien et ce qui est mal, et que le legs du passé n’entrave pas l’exercice de notre liberté. Le vrai libre arbitre suppose donc une connaissance absolue dont nous sommes entièrement dépourvus. En ayant vécu pour Véronique, Weronika lui a (peut-être) donné un bref instant l’intuition de la manière dont doit être exercé son libre arbitre. La très grande beauté de ce film tient à ce qu’il contient tout cela à la fois : l’espérance que la vie de Véronique sera belle, la douleur de la vie de Weronika, la présence de la mort, les secrets du marionnettiste (d’où tient-il le lacet de Weronika ? Est-ce là l’indice que la première partie est imaginée ?), les flottements, les entrelacs et les hasards que la vie réserve, que recueille la belle musique interrogative de Zbigniew Preisner, compositeur polonais qui accompagna les films de Kieslowski, musique où sonnent les cloches annonciatrices de la vie, sa beauté, la douleur qu’elle dispense aussi. Véronique vit peut-être « grâce » à Weronika mais elle ne le saura jamais, et c’est cette ignorance qui la fait souffrir, souffrance que le marionnettiste ne pourra combler. Ne pas savoir à qui nous devons payer notre dette, au-delà de notre ascendance biologique directe, est notre lot commun. Nous ne saurons jamais, affirme ce film fragile et inquiet, plein d’espoir mais tourmenté, qui ne prétend pas dire la vérité, puisque la parabole reste inachevée, comme en suspens. Nous ne sommes pas destinés à connaître la vérité. Mais savoir que nous avons une dette suffit.
Strum
Un film absolument sublime grâce à cette realisation de Kieslowski (que tu appelles une fois Kieswowski) mais aussi à Irène Jacob tellement belle, tellement fragile. J’aime tout chez elle et aussi sa voix (parlée) tellement douce et raffinée.
Je la trouve aristocratique cette actrice. Si tant est que ça veuille dire quelque chose. Malgré un prix d’Interprétation à Cannes pour ce film et une carrière internationale, elle n’est pas connue du grand public. Dommage, mais elle est très active au théâtre, elle chante avec son frère et écrit.
Dans Rouge, face à Trintignant, elle était également magnifique.
J’ai une grande tendresse pour ce film. La scène du bus bouleversante, la scène du concert, sa manie de frotter une pièce sur le bord de sa paupière, son regard vers la vieille dame (qu’elle n’aide pas et qu’elle aidera dans un autre film je crois)… tout dans ce film est sensible, vibrant et énigmatique.
P.s. : c’est dans ce film le « pardon, pardon » dans un café ?
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C’est un très beau film, très énigmatique et fragile aussi. Irène Jacob y est sublime en effet. « Aristocratique », non, je dirais plutôt qu’elle a de « la grâce ». Elle n’est guère connue car elle a très peu tourné. Elle est magnifique dans Rouge également en effet. Sinon, j’ai cherché et trouvé la seule fois où je l’appelais « Kieswowski ». C’est désormais corrigé. PS : oui, c’est bien dans ce film, le « pardon, pardon », dans un café. Et sinon, elle frotte un anneau contre le dessous de son oeil.
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Ah oui c’est un anneau. En disant une pièce je me disais que ce n’était pas ça.
C’est un film qui fait battre le coeur.
Oui la grâce et la classe. Une beauté !
Kieswowski c’est dur à prononcer 😊
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Et la musique incroyable de Zbigniew Preisner, indissociable du film (et tellement importante aussi dans Bleu) donne le frisson. J’avais acheté le CD à l’époque. Je l’écoute toujours.
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Oui, la musique est très belle, aussi fragile et énigmatique que le film.
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Merci pour ce bel article. Grâce à toi, je l’ai revu il y a quelques jours et je l’ai apprécié à sa juste valeur (j’avoue m’être un peu « ennuyé » à la première vision, mais c’était il y a longtemps et je n’étais pas encore très connaisseur en matière de cinéma…). Splendide cinématographiquement, et très émouvant (pour les raisons que tu as énoncées).
Hâte dorénavant de voir enfin son « Dekalog » que j’ai sous la main. Et de revoir aussi « Blind Chance », que j’ai un peu oublié…
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Merci Knulp. Un film très émouvant en effet, et assez unique en son genre. Je n’ai jamais vu son Dekalog, mais j’avais vu sa trilogie Bleu, Blanc, Rouge à sa sortie et j’aimerais bien la revoir maintenant.
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