Kaïro de Kiyoshi Kurosawa : histoire de fantômes japonais ou la nouvelle Tlön

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Dans sa nouvelle Tlön, Uqbar, Orbis Tertius, Jorge Luis Borges imagine la disparition progressive du monde matériel au profit du monde fictif de Tlön, dont les habitants, les artefacts, la culture, finissent par envahir la réalité première puis s’y substituer, inversant le rapport habituel entre réalité et fiction, Tlön devenant notre monde. Kaïro (2001) de Kiyoshi Kurosawa raconte une semblable invasion de la réalité par un monde parallèle, dont l’invention initiale n’est certes pas le fait d’une société secrète comme chez Borges, mais qui est l’espace où résident les esprits dans l’au-delà. Kaïro est une histoire de fantômes japonais.

C’est aussi, comme Cure du même réalisateur, une histoire de contagion. A partir du moment où un fantôme s’est immiscé dans le monde réel, il ouvre une brêche qui va être suivie par les autres. C’est que le monde des fantômes est devenu trop étroit pour leur nombre toujours grossissant. Kiyoshi Kurosawa montre comment, par l’arme de l’effroi, le premier fantôme, comme l’on évoque le patient zéro pour le coronavirus, va contaminer les hommes et les femmes rencontrées, qui à leur tour mourront de peur pour devenir nouveaux fantômes. Dans Cure, la contamination du mal se faisait quand le corrupteur Mamiya apercevait du « vide » chez les victimes qu’ils transformaient en assassins à partir du germe malin d’un mauvais souvenir. Dans Kaïro, les victimes sont également prédisposées à la contamination par les fantômes, mais pour une autre raison : parce qu’elles ont déjà des comportements de fantômes devant leurs écrans. Il y a toujours chez Kiyoshi Kurosawa, derrière la surface plane de l’intrigue, un regard posé sur la société japonaise excavant les prémisses de son dérèglement, et c’est un des plaisirs dispensés par ses films que de l’excaver à notre tour. Dans Kaïro, une part du dérèglement tient à l’avènement d’Internet et des réseaux, leur capacité à capturer notre attention en nous enfermant dans la solitude d’un appartement, qu’entend faire voir le réalisateur. Ainsi, dans cette scène où l’étudiante Harué (Koyuki Kato) montre plusieurs écrans représentant des hommes et des femmes assis devant leur ordinateur, comme soudés à leur chaise. Sans doute la solitude est-elle un vice de la société japonaise, et l’on peut sombrer comme au fond d’un lac en regardant un écran.

Rétrospectivement, Internet et les réseaux sociaux ne semblent pas avoir amené plus de solitude et en ont au contraire adouci plus d’une via les groupes de discussion. La menace des réseaux serait plutôt celle d’un monde parallèle simplificateur où l’on se fierait davantage aux mots jetés sur la toile, aux citations tronquées et phrases prises hors de leur contexte, aux avis de correligionnaires nous ressemblant trop, manière de renoncer à démêler l’infinie complexité du réel où rien n’est figé, tout interagit. Pour les besoins du débat, pour le salut de nos neurones, il faudrait n’être « ami » sur les réseaux sociaux qu’avec ceux avec lesquels on est en désaccord. Dans le film, Harué déclare que les réseaux n’offrent qu’une illusion de rapprochement. Pourtant, c’est toujours la peur de l’isolement que la mise en réseau essaie de conjurer dans la vie, que les personnages essaient de conjurer dans le film, jusqu’à ce que tombe le couperet de la mort. Ne pas avoir cette peur, voilà la solution, et c’est ce qui permet aux deux personnages principaux du film, Michi (Rumiko Aso) et Kawashima de survivre, dans une certaine mesure du moins. A l’inverse, craindre d’être mal compris et se renfermer sur soi, comme le fleuriste, c’est se condamner à devenir fantôme. Les films sont des lanternes pouvant éclairer ce monde complexe que les réseaux veulent cadenasser dans des grilles d’interprétation trop rigides. Il faut se défier des Tlöns virtuelles qui nous menacent.

La colorimétrie du film est du reste moins sombre que celle de Cure. Kiyoshi Kurosawa n’a pas recours à une pénombre générale pour suggérer l’ascendant des fantômes. Il n’y a pas d’invasion de l’ombre, qui reste cantonnée dans les « pièces interdites » scellées de rouge figurant les passages vers l’au-delà (voir l’Eloge de l’ombre de Tanizaki), et l’empreinte noircie que laissent les morts en disparaissant relève de l’ordre matériel. La photographie du film est même souvent nette, les évènements survenant la plupart du temps dans des espaces publics, en particulier dans les bureaux d’une société de fleuriste et surtout dans des locaux universitaires où se cotoient des étudiants en économie et en informatique qui ont des allures de personnages de sitcom, peut-être parce que ce sont justement les lieux où l’on s’attendrait le moins à voir une contamination de fantômes décrépits. A rebours du cinéma fantastique moderne, l’atmosphère très réussie du film ne repose pas sur des effets spéciaux numériques ou des jump cuts mais sur un travail important sur le son (ce grondement comme dans Cure) et sur la composition architecturale d’images isolant les personnages dans le plan. Autre avatar de l’époque du reste, que cette transparence, cette netteté attendue, cette tabula rasa. L’ombre et la clarté extrêmes sont les deux faces d’une même pièce.

Strum

Cet article a été publié dans cinéma, cinéma asiatique, cinéma japonais, critique de film, Kurosawa (Kiyoshi). Ajoutez ce permalien à vos favoris.

8 commentaires pour Kaïro de Kiyoshi Kurosawa : histoire de fantômes japonais ou la nouvelle Tlön

  1. Goran dit :

    Je ne m’en souviens plus beaucoup, j’ai simplement le souvenir d’avoir adoré…

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  2. princecranoir dit :

    Tu as raison de dire que dans Kaïro, le monde des morts se déverse dans celui des vivants sous la forme dune contamination. Celle-ci m’apparaît comme une réponse aux zombies de Romero, mais en phase avec la spiritualité nippone et avec l’expansion du réseau internet. Le film s’assombrit jusqu’à son terme, sans issue. Je me souviens en être sorti bien miné.

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    • Strum dit :

      Ce que je préfère par rapport à Romero, cependant, c’est l’absence d’effets spéciaux gore et cette idée que les fantômes viennent d’un pays où ils n’ont plus de place à cause de leur grand nombre. La fin, où Tlon semble l’emporter comme dans la nouvelle de Borges, n’est pas très optimiste c’est sûr.

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      • princecranoir dit :

        La menace est ici éthérée, mais pas moins effrayante.
        Romero assume quant à lui le grand guignol des le deuxième volet.
        Kurosawa, dans « mon effroyable histoire du cinéma », avoue être moins impressionné par Romero que par « Dead and buried », petit film d’épouvante signé Gary Sherman, qui n’est effectivement pas dépourvu de qualité.

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        • Strum dit :

          Si l’on en reste au côté effrayant, je trouve que Cure fait beaucoup plus peur que Kaïro (même si l’atmosphère fantastique de ce dernier est très réussie). As-tu vu Cure ? Je n’ai jamais été très amateur des films de zombies de Romero sinon. Je n’ai pas vu Dead and buried, merci pour la référence.

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