Considérer les choses comme « déjà arrivées ». C’est ainsi que Don Vincenzo, parrain sicilien, expose à Antonio Badalamenti (Alberto Sordi) les termes de la proposition qui lui est faite. Il s’agit de rendre « un petit service à la mama », qui rétribuera les attentions qu’elle a eues pour lui (aide financière lors de son départ pour Milan, pression sur un vendeur de terrain récalcitrant). La « mama », c’est la mafia. Le « petit service » ? Oh, une peccadille… : tuer un traitre, ce qui est dans l’ordre des choses pour ces mafieux qui se prévalent de liens prétendument familiaux pour justifier leurs crimes.
Mafioso (1962) d’Alberto Lattuada trace de la Sicile et de la mafia un portrait effrayant, une sorte de miroir inversé de la vision romancée du Parrain de Coppola. Quand Antonio, superviseur dans l’industrie automobile à Milan, décide de passer ses vacances dans son village natal en Sicile, c’est, dit-il à sa femme, pour lui présenter ses parents et profiter de l’occasion pour dissiper les clichés qu’elle entretient à l’égard de la Sicile. Sans doute, Antonio veut aussi faire voir à ses amis d’enfance les gages de sa réussite professionnelle, lui l’homme du sud qui s’est imposé dans ce nord industriel condescendant qui regarde les pauvres paysans siciliens de haut. Mais la Sicile, telle que la décrit Lattuda, se révèle pire que les clichés : village écrasé de soleil environné d’une terre aride, crimes d’honneur dont le souvenir fait l’orgueil des familles, ex-voto mortifères faisant vivre les habitants au milieu des morts, volets fermés derrière lesquels des regards sournois épient le visiteur. Et surtout, ce Parrain faussement débonnaire qui fait la loi pour tous, et chez lequel le prêtre et le député viennent faire leurs quémandes.
La caméra de Lattuada filme les paysages avec avidité, miroir trainé le long des routes, enregistrant les situations avec une sécheresse qui est le reflet du climat et génère une mise à distance par rapport aux situations. Ce cinéaste attentif à la réalité s’en méfie dans le même mouvement. Souvent, le cadre est envahi par les corps et les visages qui suscitent un sentiment d’étouffement, voire de claustrophobie, jusqu’aux très gros plans de cette fameuse scène où le Don explique à Antonio qu’il doit considérer les choses comme étant « déjà arrivées », ce qui est une façon de lui dire qu’il n’a pas d’autre choix que d’accepter. « It’s an offer you cannot refuse ». La courte focale utilisée, les ombres de la nuit sur les visages, la musique inquiétante, tout participe alors de cette impression quasi-kafkaïenne qu’Antonio ne s’appartient plus et que l’on a choisi pour lui, comme si la Sicile était un territoire ancré dans une réalité alternative. Il a frayé avec la mafia pendant la deuxième guerre mondiale (laquelle mafia avait reçu des subsides du gouvernement américain pour l’aider à lutter le fascisme) et la « mama » n’a pas oublié qu’il fut un des siens, un piccioli, un jeune soldat de sa cause, fut-ce brièvement et à 18 ans.
Le scénario (que l’on doit à Ferreri et aux inévitables Age et Scarpelli) construit patiemment, avec habileté et sans que l’on y prenne garde, cette route vers l’inéluctable où l’humour grinçant cède peu à peu la place au drame kafkaïen. L’épilogue est terrible, trop court peut-être, car l’on aurait aimé, à vrai dire, en savoir davantage sur ce nouvel Antonio, comprendre ce que recèle cette pupille plus vitreuse qu’auparavant. Alberto Sordi est, comme à l’accoutumée, excellent dans le rôle d’un père de famille qui tente de donner le change par son caractère joyeux mais finit par se rendre compte qu’il est prisonnier de sa naissance, de sa condition, pour toujours mafioso, avant d’être homme. Il faut voir comment son visage se décompose, se révolte, puis se résigne tour à tour dans les scènes à New York, qui donnent la mesure de son immense talent.
Strum
bonsoir Strum. Trés bon film de Lattuada, en effet, où le malaise gagne peu à peu et contamine le spectateur qui n’aimerait pas être à la place du personnage pris au piège… Sordi est excellent comme d’habitude. Et on ne voit pas assez de films de Lattuada, un peu oublié… Son film Le Manteau, d’aprés Gogol est magnifique et lui aussi possède une ambiance « kafkaienne »..
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Bonsoir Jean-Sylvain. J’aimerais bien voir Le Manteau d’ailleurs. La nouvelle de Gogol est excellente.
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Encore un film avec Alberto Sordi à voir !!!! C’est un peu le chouchou ! Ton article me donne très envie de voir ce film et je note au passage « le manteau ».
PS : pas trouver encore le temps de voir les deux DVD avec justement AS ! Une bonne idée pour le week-end à venir et tester mes progrès en italien…
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En effet, Sordi fait partie de mes chouchous et une nouvelle fois il ne déçoit pas ici.
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