Sibyl de Justine Triet : faire semblant

sybil

A première vue, on pourrait croire qu’il y a peu de points communs entre Victoria et Sibyl, hormis la présence du même duo de réalisatrice-actrice, Justine Triet et Virginie Efira. En réalité, ces deux films font le portrait d’une femme qui « fait semblant » et vit dans un certain déni, de ses déboires pour l’une, de son malheur pour l’autre. Dans Victoria, le ton tragi-comique et le style de montage faisaient parfois penser à la veine tragi-comique de Woody Allen. Dans Sibyl, un drame presqu’entièrement exempt d’élément comique, l’idée de départ, à savoir une femme qui songe à sa propre vie en écoutant une patiente raconter une mésaventure, est plus particulièrement empruntée à Une autre femme (1988) du réalisateur américain.

Sur le point de renoncer à sa profession de psychanalyste, Sibyl accepte au début du film une nouvelle patiente, Margot (Adèle Exarchopoulos, au jeu gauche), qui attend un enfant d’un acteur avec lequel elle a une aventure. Margot ne sait si elle doit avorter et prend conseil auprès de Sibyl. Ce dilemme, celle-ci a eu à le résoudre elle-même, puisque dix années auparavant elle a décidé de garder l’enfant né de sa relation interrompue avec Gabriel (Niels Schneider), qui l’avait aidée à échapper à l’alcoolisme. Peu à peu, des images longtemps enfouies surgissent du passé de Sibyl, qui revit en pensées sa douloureuse séparation.

Pour montrer la perméabilité entre souvenirs du passé et impressions du présent, pour faire voir les désirs inassouvies d’une femme, Justine Triet a recours à un montage éclaté maitrisé où le flux de la conscience relie les scènes. Comme dans Victoria, mais de manière encore plus marquée, les sons, les dialogues d’une scène débordent sur une autre, pareils au passé débordant sur le présent, les intégrant dans un même et inextricable continuum, celui de l’univers mental de Sibyl qui ne connait pas le temps. Ce retour d’un passé refoulé est si violent que bientôt Sibyl, rejetée en arrière, ne peut plus « faire semblant » de vivre. Elle donne une dernière fois le change en allant aider Margot sur un tournage à Stromboli, le temps pour elle de constater une nouvelle fois que la chair est triste, fausse, impudique. Dans ce qui ressemble au début à une parenthèse dans le récit, Triet décrit, de manière assez impitoyable, un tournage de cinéma comme un processus douloureux où l’impossible séparation des affaires privées entre acteurs et metteur en scène conduit les vies de chacun à flotter dans un lieu incertain, entre réalité et fiction. En ce sens, cette partie à Stromboli participe directement de ce que le film entend dire sur le caractère vampirique et discutable de la fabrique d’une fiction. On pourrait croire que le rôle d’auteur va sauver Sibyl, mais en réalité, elle est perdue, vaincue par son passé, qui a avalé son présent. La terrible vérité qui s’impose à elle, c’est que le visage de sa fille ressemble trop à celui de son ancien amant pour qu’elle puisse jamais l’oublier, pour qu’elle puisse jamais être heureuse. Contrairement à la Sibylle du mythe qui voyait l’avenir, elle est condamnée à voir encore et encore son passé.

La grande tristesse de ce film-portrait réussi (même si le regard sur les personnages secondaires est peu amène), porté par une prestation exceptionnelle de Virginie Efira, est battue en brèche par le regard avant tout cérébral de la réalisatrice qui met à distance le désespoir de Sibyl par la précision de son découpage et de son montage. D’une certaine façon, Triet applique au film le même procédé cérébral que celui auquel Sibyl a recours, sans beaucoup de succès, pour continuer à vivre : considérer tout cela comme une fiction ; considérer son entourage comme des personnages de film, et se percevoir soi-même comme personnage de fiction, ayant vécu des mésaventures maintenant recouvertes d’un voile, d’une toile, celle d’un écran de cinéma. Ce « Je est fiction » est une autre façon de faire semblant.

Strum

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16 commentaires pour Sibyl de Justine Triet : faire semblant

  1. Pascale dit :

    Bien belles envolées et tournures pour un film que j’ai détesté. J’essaierai d’en parler un peu. J’ai au moins 5 films en retard…

    Sybil est déprimant, hystérique, invraisemblable et dépourvu d’émotions. De longues scènes de sexe, couchés, debouts, accroupis, par terre, le nez qui coule et les reniflements d’Adèle Exarchopoulos, la réalisatrice du film dans le film exécrable et le pauvre Gaspard Ulliel comme un pantin entre toutes ces hystériques, Paul Hami en baby sitter compréhensif et les 2 enfants qui s’élèvent tout seuls, le psy ami qui donne des conseils… j’avais les yeux écarquillés de stupéfaction. Que tout ça est ridicule et se prend très au sérieux.
    Et pourtant Virginie Efira que j’adore même si j’en ai marre de ses rôles de dépressive et Niels Schneider sont très bien. Ils ont bien du mérite.

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    • Strum dit :

      Le regard de la cinéaste met à distance la tristesse de Sybil mais je l’ai vu comme un moyen de défense, similaire à celui de son personnage. Dans le film, la chair est triste et fausse, la vision du milieu du cinéma assez impitoyable, mais là aussi montre la distance entre réalité et fiction, fiction qui est la seule échappatoire de Sybil. Mais je n’avais d’yeux que pour Virginie Efira qui est fantastique et tire le film à elle. C’est un film d’une immense tristesse auquel j’ai cru – le dernier plan est à cet égard terrible. Certes, Adèle Exarchopoulos joue gauchement un personnage sans intérêt, mais son personnage est secondaire. Je ne comprends pas ce que cela veut dire ‘se prendre au sérieux’. C’est surtout un film cohérent, où la forme essaie de refléter les thèmes de l’histoire, même si le regard cérébral de la réalisatrice ne plaira pas à tout le monde.

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  2. Pascale dit :

    Je suis d’accord à propos de Virginie Éfira que je trouve exceptionnelle actrice. L’autre film récent où elle part à cheval avec Kacey Motet Klein dans le désert montre encore une phase de son talent. Son visage est merveilleux. Que d’expressions. Dans la 1ere scène où son éditeur parle pour ne rien dire, elle est extraordinaire. Et la conclusion : merci de tes conseils 🙂

    Se prendre au sérieux… ben je sais pas non plus en fait 🙂 . Mais quand ça montre trop comme si c’était réel et que rien ne tient : la psy qui suit la patiente, les enfants reclus dans leur chambre, toutes les filles hystériques, tous les garçons, des pantins certes, mais toujours calmes et pondérés… je trouve que ça se prend au sérieux et ça ne tient pas la route.
    Sans parler, mais parlons en puisque tu l’évoques, cracher dans la soupe en montrant comme le cinéma est un monde artificiel
    superficiel et hypocrite, mine de rien. Je n’aime pas non plus.
    Je navaus pas vu Victoria à sa sortie. Jai essayé lorsqu’il est passé à la télé récemment. J’ai vraiment essayé de tenir… ça a tenu une heure. J’ai trouvé ça NUL et encore une fois complètement à côté de la plaque.

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    • Strum dit :

      Je comprends ce qui te deplait. J’aime la cohérence entre les moyens du film (ce montage diffracté où tout est lié) et ce qu’il raconte (Le passé qui déborde sur le présent) mais effectivement sur le fond Il y a une vision assez dure et cerebrale des personnages autres que celui de Sybille, meme si la détresse de cette dernière est très bien décrite. Victoria, quoique pas exempt de faiblesse, était pas mal du tout et je pense que tu aurais préféré la deuxième partie du film.

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  3. ceciloule dit :

    Je n’ai pas du tout aimé ce film que j’ai trouvé peu réaliste et excessif à bien des égards. Aucun personnage n’est réellement sympathique et heureusement que les acteurs sont fabuleux…

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    • Strum dit :

      Bonjour, je comprends ces reproches, et en effet, à part Sybille, les personnages ne sont guère sympathiques. C’est un film plus cérébral que réaliste. Néanmoins, malgré ces réserves, je trouve que le film fonctionne par rapport à ce que la réalisatrice voulait faire et comme Virginie Elfira est formidable, je me suis concentré sur le personnage de Sybil.

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  4. princecranoir dit :

    L’accueil de ce film que tu défends bravement, argument pour argument, est pour le moins houleux. Il me ramène au souvenir de « l’amant double » de François Ozon qui, a sa manière, explorait des territoires mentaux assez voisins. Justine Triet n’a à mes yeux pas à rougir face à son aîné compatriote de cinéma, tant elle fait montre d’une remarquable maîtrise du schéma narratif eclaté. J’aime beaucoup ta manière de dire cet entre-deux qui flotte entre le vrai et le faux dans l’épisode volcanique, idée splendide qui emporte le film vers des rivages inattendus (et étonnamment comiques !)
    Une franche réussite à mes yeux, comme l’était « Victoria ».

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    • Strum dit :

      Merci. Je ne pensais pas d’ailleurs que le film provoquerait des réactions aussi vives et émotionnelles. Quoiqu’on en pense, ce film à la fois pudique et très impudique est intéressant par ce qu’il révèle sur le difficile processus de création, qui est discutable sur un plan moral.

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  5. Vincimus dit :

    Bonsoir Strum,
    Très bon article sur un film qui vous remue et ne laisse pas indifférent.

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  6. kawaikenji dit :

    Ah les daubes françaises subventionnées… Imposé à Cannes (malgré les protestations du comité de sélection) par Frémaux uniquement pour faire parité…

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  7. anaverbaniablog dit :

    Je l’ai vu hier. Le jeu de Virginie Efira est excellent, comme toujours. J’ai trouvé que la fin était un peu rapide, mais cela m’a plu malgré tout.

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    • Strum dit :

      Bonjour, Virginie Efira est formidable en effet. On se demande à un moment comment cela va finir mais la réalisatrice finit par trouver une scène de fin très forte qui jette un voile de tristesse sur tout le reste.

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