L’Ile Nue de Kaneto Shindô : labeur sans parole

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L’Ile Nue (1960) de Kaneto Shindô est un film sans parole. Mais que l’on n’y cherche pas une tentative anachronique de recréer les conditions d’un film muet. Si nul mot n’est proféré (à l’exception de ceux entendus dans des chants), nul dialogue initié (on les guette, mais ils ne viennent pas), c’est parce que le film n’en aurait pas l’usage. Les images suffisent. Elles racontent l’année de labeur d’une famille d’agriculteurs vivant seuls sur une île, dans l’archipel de Setonaikai, au Japon.

Nous voyons un homme et une femme s’échiner sur la terre aride, irriguant leurs cultures en terrasse à la force du poignet. Nous les voyons aller chercher l’eau douce sur le continent ou sur une plus grande île car la leur en est dépourvue ; revenir en barque au moyen d’une longue rame ; monter titubant la colline en utilisant ces porte-seaux incommodes qui étaient alors encore utilisés dans certaines campagnes ; et sans souffler mot, sans un regard l’un pour l’autre, déverser avec parcimonie l’eau précieuse sur la terre sèche. La journée s’écoule, leurs deux jeunes enfants contribuent activement aux nécessités du jour sans économiser leur peine. Chacun court à sa tâche, chaque seconde compte. Ils sont taiseux par nécessité, n’ayant plus l’usage des mots à force de gestes muets. Et c’est pourquoi le film est sans parole, taiseux lui aussi, concentré sur le labeur de ses personnages.

La beauté des cadrages de Shindô qui enchassent des images de terre, d’eau et de ciel, la musique élégiaque d’Hiraku Hayashi, très présente, font que l’on regarde tout cela dans un certain état d’hypnose. Les images se succèdent, montrant la famille s’activant inlassablement et nous entrons inconsciemment dans le temps cyclique du film où tout se répète, où tout est travail, où chaque geste est une tâche. Kaneto Shindô, peut-être parce qu’il s’attendait à ce que ce film soit son dernier après les difficultés financières rencontrées par le studio indépendant qui le produisait (la Kinda Eiga Kyokai), disposait d’un budget réduit au minimum. Sans se soucier de son récit en apparence (mais les apparences sont trompeuses), il filme l’homme et la femme (la propre femme du réalisateur) travaillant la terre avec des outils en bois. Il n’y a nul système d’irrigation, nul soc de charrue, nul recours à la force physique d’un animal de labeur pour leur venir en aide. Malgré la minutie avec laquelle tout cela est montré, l’impression n’est pas celle d’un documentaire, plutôt celle d’images rendant compte par leur force expressive du travail multi-millénaire des millions de paysans qui ont travaillé ou travaillent encore une terre ingrate, au Japon ou ailleurs.

Il n’y a pas que la terre qui est ingrate. Le destin l’est aussi pour la famille du film. Il se passe deux évènements notables dans le film, qui se succèdent comme s’ils étaient corrélés : un beau poisson pêché par les enfants, vendu en ville, et qui permet enfin à la famille de passer une journée de repos, puis un drame qui suit peu après, comme s’ils étaient punis de ce jour pour une fois sans travail, comme s’ils n’avaient pas droit au repos. Le drame surgit aussi naturellement que le jour, annoncé seulement par le passage du thème musical principal dans un ton mineur. Le temps passe, les saisons et les traditions qui s’y rattachent se succèdent. Mais c’est toujours le travail qui est l’horizon de l’homme et de la femme, qu’ils ont accepté comme leur destin et contre lequel ils n’ont même plus la force de se révolter. Acceptation qui est un sentiment typiquement japonais, ce que le film fait bien voir. Le plan sublime de la femme regardant le feu d’artifice à la fin est digne de Mizoguchi.

Voilà un très grand film, qui fut tourné dans la province d’Hiroshima dont Kaneto Shindô était originaire. Son nom est inséparable aujourd’hui de L’Ile Nue. Lui n’était pas ingrat : c’est sur l’île où eût lieu le tournage que ses cendres et celles de sa femme furent dispersées après leur mort.

Strum

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12 commentaires pour L’Ile Nue de Kaneto Shindô : labeur sans parole

  1. eeguab dit :

    Je n’ai vu ce film que bien longtemps après sa sortie. Et je suis totalement d’accord avec toi.

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  2. Reby Patrick dit :

    Lire ton analyse sur ce film m’a fait plaisir. Merci. Moi aussi je l’ai vu il y a longtemps. Vraiment un film mémorable.

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  3. J.R. dit :

    Et ta chronique de All Inclusive c’est pour quand ?
    PS : je ne suis pas snob en matière de cinéma, si une comédie est sans prétention et me propose des situations et des personnages sympathiques, je suis client! Mais même les comédies familiales sont devenues vulgaires. C’est inquiétant. Le cinéma s’éloigne Strum, la série à pris le relais, et il n’y a plus de films intermédiaires entre le blockbuster « couillon » et le film d’auteur sociétal sur les migrants transsexuels. Le ciné est mort… comme le roman et la chanson à texte. Je suis pessimiste ce soir!

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    • Strum dit :

      All inclusive, je ne savais même pas ce que c’était avant ton post. Bah, ce n’est pas la première comédie vulgaire… Mais non, le cinéma n’est pas mort. 🙂 Il y a toujours des grands films, il suffit de chercher, et en matière de films contemporains, tu m’avais toi-même avoué que tu ne cherchais pas beaucoup. Le cinéma n’est que le reflet de la société. Il lui survivra toujours. Même si en effet, il y a moins de films « intermédiaires » et plus de blockbusters couillons à effets spéciaux qu’avant.

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      • J.R. dit :

        Tu as parfaitement raison, mais c’est parce que je ne trouve pas du tout la bonne argumentation, j’ai du mal à définir l’idée que je me fait de la fin d’un certain cinéma… on en reparlera à l’occasion d’un texte général sur le sujet. Mais All Inclusive ça fait très peur quand même ; )

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  4. Martin dit :

    J’ai découvert ce film à l’automne 2016 et je l’avais aimé. Tu me donnes envie de le revoir ! J’imagine que, sur un écran de cinéma, ce doit être une sacrée expérience !

    J’aime assez ton idée d’hypnose. Au début, j’ai eu un peu de mal à me faire au film, mais, finalement, une fois comprise sa « démarche », je l’ai trouvé d’une grande beauté. Il me reste ce souvenir plutôt que des éléments du scénario précis ou des images particulières.

    Merci d’en avoir parlé, Strum.

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  5. Zorglub dit :

    Très beau film ! les acteurs n’étaient pas payés ! sauf sur la réussite du film… or le film a fait un bide!
    sinon il y a aussi « Onibaba » que j’ai aussi beaucoup aimé !

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