Un Roi sans divertissement fut le premier livre publié par Giono après la seconde guerre mondiale. Livre prodigieux, singulier quant à sa construction, virtuose par sa façon de mêler les époques, les narrateurs et les registres de langage, vertigineux par sa terrible conclusion. Giono en a donné lui-même le fin mot : « c’est le drame d’un justicier qui porte en lui-même les turpitudes qu’il punit chez les autres ». Mais Un Roi sans divertissement est d’abord le portrait d’un homme mystérieux, le capitaine de gendarmerie Langlois, qui poursuit un assassin sévissant au coeur d’un rude hiver dans un village de montagne situé sur les plateaux enneigés du Trièves. Le livre recèle une énigme que tentent de percer différents témoins mêlant leur voix et qui n’est résolue que tardivement par le lecteur incrédule, une énigme qui se niche dans les mailles complexes du récit, comme dissimulée derrière le paysage de neige sous lequel est enfoui le village.
Le film qu’en a tiré François Leterrier en 1963, sur un scénario de Giono lui-même, est fort estimable, voire même étonnant par instant, ainsi dans cette très belle scène de battue où Langlois accompagné de tout le village traque un loup dans la montagne. Les silences fréquents crevés par le bruit du vent, les plans large des flancs enneigés de la montagne en format cinémascope, la musique lancinante de Maurice Jarre, font une atmosphère de fatalité, comme hors du temps, où la parcimonieuse couleur rouge, couleur du sang, attire irrémédiablement Langlois. ll finit par trop bien comprendre cet assassin qui tue pour tromper son ennui, nourri de cet interminable hiver blanc, du silence des lieux. « Pourquoi faut-il que les hommes s’ennuient » chante Brel. Le titre du récit est du reste tiré d’une des Pensées de Pascal : « un roi sans divertissement est un homme plein de misères ». Toutefois, le film a un défaut dont le roman est entièrement exempt : des dialogues bien trop explicites. Paradoxalement, ce n’est pas François Leterrier qui en est responsable au premier chef mais Giono lui-même. En adaptant son propre roman, il en a simplifié toute la construction et la narration éclatée qui en faisaient le génie : exit cette idée des témoins multiples qui reconstituaient les évènements selon différents points de vue, cette manière de raconter par la tangente qui faisait que l’on devait deviner ce qui se passait, cet éloignement imposé de la figure de Langlois qui la rendait énigmatique.
De fait, Giono étend lui-même dans son adaptation l’importance d’un personnage qui nous mâche le travail, un Procureur du Roi (Charles Vanel) expliquant dans les dialogues le sujet même du film alors que nous aurions dû le deviner : l’assassin est un homme comme un autre qui tue par ennui, et ce divertissement par le meurtre est, hélas, humain. Affirmation (par elle-même discutable) qui dans le roman était suggérée et non assénée, et d’autant plus fascinante par le lien implicite qu’elle semblait établir avec la seconde guerre mondiale : le livre commence en 1843, 100 ans tout rond avant 1943 (un « évidemment » presque inconscient dans le livre laisse imaginer que ce n’est pas un hasard), année charnière de l’occupation durant laquelle les crimes que l’on sait ont été commis par les occupants. Or, certains des écrits de Giono de l’époque (notamment son Journal de l’Occupation et à travers sa participation occasionnelle au journal collaborationniste La Gerbe) laissent transparaître un aveuglement certain de l’écrivain quant à la nature réelle du régime de Vichy et ses activités. Il fut d’ailleurs interdit de publication jusqu’en 1947 (date de parution d’Un Roi sans divertissement) par l’instance épurationniste du Comité national des écrivains. Ce lien possible du récit avec l’occupation donne un caractère métaphysique au roman quand il s’interroge indirectement sur la nature humaine et sa propension au mal, que ce soit par ennui, mimétisme, aveuglement idéologique. Lien possible mais non certain. Ce qui est certain, c’est que Giono, anti-moderne qui chantait le retour à la terre avant la guerre, aborda des thèmes fort différents après celle-ci, comme s’il s’était en partie délivré d’une illusion.
A cette explicitation des enjeux du récit dans le film, s’ajoute le fait que le Langlois de Leterrier est un jeune capitaine joué par Claude Giraud (formidable doubleur qui prêta sa voix française à rien moins que Robert Redford, Harrison Ford, Sean Connery, Liam Neeson). Giraud ne démérite pas, loin de là, mais il est sans doute trop jeune, trop tendre, pour le personnage qui était un « sacré lascar » dans le roman, un vieux capitaine éprouvé au comportement impérieux. Là aussi, par souci de simplification ou d’identification peut-être, Giono et Leterrier devant supposer que le cinéma n’est pas à même de porter des récits aussi complexes que la littérature. Ce même souci de simplification guide la condensation temporelle du récit opérée par Giono, où la transformation de Langlois, de justicier en assassin potentiel, ne semble prendre que quelques jours là où elle prenait cinq années dans le livre ; il en résulte un dernier tiers par trop précipité, un peu soudain. De façon incongrue, l’image géniale qui clôt le livre, et dont Godard s’inspira pour la fin de Pierrot le fou, n’est du reste pas reprise dans le film, qui est trop court (1h24) en réalité, pour le récit qu’il entend raconter.
Un Roi sans divertissement fut pourtant réalisé en 1963, époque où plusieurs réalisateurs tentèrent de raconter les films autrement, en démultipliant les points de vue, en s’interrogeant sur la place des personnages dans le récit, sans craindre d’affronter les constructions particulières, les mises en abyme et les questions métaphysiques portées par la littérature. Pour adapter pleinement un livre comme un Roi sans divertissement, pour transposer au cinéma son pouvoir de fascination en rendant compte de sa langue presque liquide, il aurait fallu un grand réalisateur, de la même trempe parmi les cinéastes que celle de Giono parmi les écrivains.
Mais ces réserves sont aussi celles d’un admirateur de Giono. Indépendamment des questions propres au sujet de l’adaptation, il faut reconnaître au film une véritable singularité esthétique, par son usage du bruit du vent, ses plans d’étendues enneigées où les personnages ne sont plus que silhouettes, sans compter ce sujet du chasseur devenant pareil au chassé. Cela suffit à le rendre tout à fait recommandable, à le distinguer largement du tout venant de la production française de l’époque, sans pouvoir le rattacher d’ailleurs à une des tendance du cinéma d’alors (nouvelle vague ou autre), ce qui prouve derechef sa singularité formelle. Etrange carrière que celle de François Leterrier, d’acteur chez Bresson à réalisateur de farces avec Clavier et Jugnot en fin de carrière.
Strum
Ça alors! On a tous raté un jour de classe, et on ne sais jamais ce qu’on ignore…
Un film intriguant dis-donc, j’ignorais complètement qu’il pu même exister une adaptation de ce livre.
Pour répondre à la question, de savoir si je l’ai lu… ben, non ! Mes lacunes littéraires sont décidément abyssales.
PS : Après une lecture plus appliquée de ton article de Ma Nuit chez Maud, j’ai très envie de le voir. Mais comme suis un peu sur la paille en ce moment, je vais attendre patiemment qu’il soit diffusé sur Canal Sat ou Arte ; )
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Oui, c’est un film qui vaut le coup, malgré mes réserves d’admirateur de Giono. Cela te plairait je pense. De même, Giono vaut le coup aussi ! 🙂 Pour la nuit chez Maud, ce n’est pas en replay chez ARTE ? Jette un oeil, on ne sait jamais.
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bonsoir Strum. Bel exercice que cette confrontation entre le livre et le cinéma qui tourne bien souvent au désavantage du film. C’est le fait des oeuvres romanesques trés fortes d’être supérieures au film qu’elles inspirent et difficilement transposables à l’écran. J’en prends comme autre exemple l’adaptation décevante de Au dessous du Volcan par John Huston (c’est à cause d’Albert Finney que me vient cet exemple). Il est plus facile de faire un grand film avec un mauvais roman que l’inverse. Ceci étant dit, me basant sur le souvenir du film vu dans les années 80, et non en 1963, cela reste un film fort singulier et « atypique » dans la production française de l’époque comme vous le rappelez à la fin (la neige, le silence), et je vous trouve un peu sévère avec le film. Certes c’est l’amateur de Giono qui parle mais reconnaissez qu ‘il y a une forte étrangeté dans ce film, quelque chose d’insolite qui s’imprime fortement pour le spectateur « naif » qui découvre le film. Il faudrait que je le revois sans doute mais je le souviens de ma stupéfaction lors de ma première vision d’un film en total décalage et qui, malgré les imperfections que vous soulignez, « tranchait » avec ce que pouvait offrir le cinéma français d’alors.Que ce soit François Leterrier qui signe ce film rajoute à la singularité de cet « ovni ». J’ai lu aussi le roman bien longtemps après mais là on est dans un autre monde.
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Bonjour Jean-Sylvain, vous avez raison, je suis sans doute un peu sévère avec ce film intriguant, étonnant par moment, que je recommande ne fut-ce que pour la très belle scène de battue. C’est vrai que c’est un film singulier en particulier au regard du cinéma français des années 1960. Et je suis persuadé que j’aurais été plus enthousiaste si j’avais vu le film sans avoir lu préalablement le livre. Mais je regrette quand même ces dialogues explicatifs qui n’ont jamais été ma tasse de thé.
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Coup de Maître d’un assistant/disciple de Bresson qui, malheureusement, se fourvoiera ensuite dans des comédies françaises débiles…
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J’ai pas mal de sympathie pour Un roi sans divertissement, tentative d’un cinéma un peu différent. Mais je n’ai pas tellement lu Giono. J’admire tes analyses dont je suis complètement incapable. En ce qui concerne les adaptations le sujet est vaste et aussi ancien que le cinéma.
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Oui, c’est un film qui attire la sympathie et qui vaut pour plusieurs de ses images. J’ai tellement d’admiration pour le livre que j’avais hésité avant de voir le film. Malgré mes réserves, au fond, je ne suis pas vraiment déçu, car je me doutais bien que la langue particulière de Giono (un des génies de la littérature française) ne peut être transposée au cinéma, de même que la structure narrative du livre répliquée. Il aurait fallu des équivalences trouvées par un très grand cinéaste.
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