Six années séparent La Foule (1928) de Notre Pain quotidien (1934) de King Vidor et John Sims n’est plus le même. Dans La Foule, c’était un homme sans volonté, un anonyme écrasé par les exigences du rêve américain et porté à bout de bras par sa femme Mary. Dans Notre Pain quotidien, John Sims a changé. Pas seulement parce qu’il est joué par un autre acteur plus charismatique (Tom Keene), mais surtout parce que Vidor entend raconter une autre histoire. Non plus celle de la défaite d’un individu face à la foule de la ville mais celle du triomphe d’une collectivité agricole dirigée par Sims. Ce renversement de perspective pourrait paraitre paradoxal venant du futur réalisateur du Grand Passage (1940), du Rebelle (1949) ou de L’Homme qui n’a pas d’étoile (1955), autant de films exaltant la valeur individuelle de héros triomphant des circonstances par leur volonté. En réalité, il est moins significatif qu’il n’y paraît et s’explique par un contexte économique différent, celui de la Grande Dépression.
L’effondrement de la production industrielle qui suit la Crise de 1929, le chômage massif qui en résulte, et la sécheresse des années 1933-1935 due au Dust Bowl, ont jeté sur les routes des millions d’américains sans ressources ni travail. C’est un récit de ce temps là que veut raconter Vidor, un récit du temps des marches de la faim et du désespoir des laissés-pour-compte. John Sims représente toujours au début du film un individu parmi des millions d’autres (et c’est la raison pour laquelle Vidor a conservé le nom du personnage bien que le film ne soit pas une vraie suite). Mais s’il est au chômage, ce n’est plus parce qu’il est inapte à conserver son travail comme dans La Foule mais parce que ce travail, dans l’Amérique de la Grande Dépression, n’existe plus.
La production du film rencontra des difficultés car il évoque les ventes aux enchères forcées de terres hypothéquées et présente la création de coopératives agricoles comme un remède à la crise. La MGM craignait la réaction des banques et refusa de distribuer le film. C’est Chaplin qui le sauva en acceptant de le faire distribuer par United Artists, le premier des studios indépendants hollywoodiens. Pourtant, ce n’était pas l’épouvantail du communisme que Vidor agitait ici. Notre Pain quotidien ne prône nullement la disparition de l’individu dans le collectif, et encore moins le communisme. Le retour à la terre n’y est pas comme dans les films de propagande soviétique de l’époque l’exaltation d’une force collectiviste et mécanisée représentée par les associations d’idées du montage, mais une manière de chanter par un mouvement à l’intérieur du cadre la puissance vitale que recèle la terre elle-même. Dans l’extraordinaire séquence finale, où les hommes creusent un canal, l’eau qui jaillit soudain est une figuration poétique de cet élan, un jaillissement libéré par l’énergie déployée par les hommes travaillant de concert. Dans toute cette séquence, les personnages, constamment en mouvement dans les cadres très rigoureux de Vidor, donnent l’impression d’une énergie au travail, d’une énergie canalisée, comme cette eau qui jaillit. Cette représentation d’une force vitale est typique d’autres films de Vidor et le fait qu’un collectif la produise n’y change rien, d’autant que ce collectif est galvanisé par Sims qui se mue ici en chef. Ce que l’on peut dire en revanche, et cela fait de Notre Pain quotidien un pont entre La Foule et les films vidoriens exaltant l’individu, c’est que le récit fait voir que si certains individus exceptionnels peuvent réussir à la force du poignet, les autres, les anonymes, ceux de la vie de tous les jours, ont besoin les uns des autres. Avec peu de moyens, et de brèves vignettes narratives, le film donne vie à une communauté agraire où la chaleur des liens et le soleil de l’idéalisme compensent la modicité des bicoques du camp.
L’autre aspect du film qui le distingue du collectivisme, c’est sa dimension de parabole religieuse. C’est un récit pastoral d’une simplicité biblique, une simplicité d’un autre âge du cinéma. Cette lecture du film peut s’autoriser de plusieurs éléments : son titre emprunté au Notre Père (prière d’ailleurs récitée en partie dans le film) ; la musique aux accents religieux (des choeurs y contribuant) ; les cadres choisis par Vidor : plusieurs fois, les personnages sont placés devant le champ de maïs qui s’étend à l’horizon à l’arrière-plan, une composition du cadre qui confère au champ la valeur figurative d’une Terre Promise à atteindre ; et enfin, les rôles respectifs de Sims, choisi comme chef et qui guide le groupe vers la Terre promise, et de Louie, le bandit qui se sacrifie pour la communauté afin que les autres atteignent cette Terre promise qu’il ne verra pas (comme Moïse, diraient certains), une figure de réprouvé selon la morale conventionnelle mais de prophète selon la morale biblique. C’est d’ailleurs en voyant la figure de Louie lui apparaitre alors qu’il s’apprête à s’enfuir avec une femme pêcheresse de la ville (autre convention religieuse illustrant une opposition primitive entre ville et campagne) que John revient sur ses pas pour reprendre son baton de sauveur de la communauté. In fine, ce sont donc bien deux hommes, deux individus, John et Louie, qui sauvent la communauté, et c’est leur force vitale qui la guide à la grâce de Dieu vers la Terre promise, une vision du monde caractéristique de Vidor.
Strum
PS : Notre Pain quotidien est ressortie en salle le 18 octobre 2017 dans une version restaurée.
Je n’ai jamais eu l’occasion de voir les grands anciens de King Vidor. Y a-t-il une édition DVD correcte? Merci, ces films me tentent depuis très longtemps.
J’aimeJ’aime
Notre Pain quotidien ressort en version restaurée donc une version DVD pourrait suivre. Je l’ai vu au cinéma. En ce qui concerne La Foule, je l’ai vu dans l’édition DVD très moyenne parue chez Bach films. J’ai vu qu’il y avait un coffret chez Lobster avec Notre pain quotidien dedans mais j’imagine que le film n’était pas encore restauré. Et La Grande parade est sorti en blu-ray chez Warner.
J’aimeJ’aime
J’ai vu « La foule » il y a très longtemps (le film doit encore traîner sur une vieille VHS que je ne regarderai sans doute plus jamais). Ma culture « vidorienne » est très parcellaire avant-guerre : Jamais vu « Notre pain quotidien » (ni même « la Grande Parade », honte sur moi qui suis pourtant friand des films traitant de la Grande Guerre). Par contre j’en beaucoup entendu parler, ne serait-ce que par ce lien qui l’unit à « la foule ». Ton article réveille mes velléités de visionnage, surtout qu’il semble dialoguer avec quelques années d’avance avec cette Amérique en crise dépeinte par Steinbeck dans son fameux roman avant de se voir magnifiée par le génial Ford. La part religieuse toujours très présente chez Vidor ajoute une dimension intéressante à ce portrait social. J’aimerais bien voir également comment il se démarque de l’approche de Wellman sur son époque.
J’aimeJ’aime
Oui, c’est à voir, même si c’est moins impressionnant que La Foule. C’est très différent aussi des Raisins de la colère de Ford, en particulier du point de vue du découpage, qui reste pour moi le plus grand film jamais réalisé sur la Grande Dépression. Wellman, c’est plus sec, et il n’y a pas la dimension religieuse présente ici.
J’aimeJ’aime
Moins parfait formellement que La Foule, ce Notre Pain Quotidien est encore plus à mon goût. Les dernières minutes sont extraordinaires… Même si je ne crois absolument en rien.
Ici il n’y a pas d’individu qui a la tête qui dépasse. Même le leader est modeste. Mais comme tu le souligne c’est l’énergie qui intéresse le plus Art-déco des cinéastes.
Nous sommes avant-guerre et je ne suis pas sûr que Vidor aurait fait plus tard un film faisant l’apologie de la communauté soudée autour d’un chef… C’est un des rares films américains qui affirme ouvertement un certain scepticisme à l’endroit de la démocratie, non ? Il serait complètement exagéré de dire que le film est proto-fasciste, nulle part il est fait l’apologie de l’autoritarisme, de la force et de la violence. Mais néanmoins il appartient à son époque à la recherche de modèles alternatifs et utopiques.
J’aimeJ’aime
D’accord avec toi, on trouve cette ambiguité dans le film ou en tout cas une véritable admiration pour la figure du chef ; le film appartient bien à une certaine époque de ce point de vue. D’ailleurs, après-guerre, si le héros vidorien reste un individualiste à la forte personnalité, il est devenu paria (Le Rebelle, L’Homme qui n’a pas d’étoile) et ne veut plus être chef.
J’aimeJ’aime