C’est le plus émouvant des films de Steven Spielberg. C’est un film-schizophrène, où l’écart entre la forme souvent doucereuse, faite de contre-jours enveloppant les personnages de lumière, et le fond, d’une grande noirceur, est tel qu’on a l’impression que le film articule une dialectique entre la foi (il faut croire car on ne peut vivre sans illusions) et la raison (les contes de fées mentent : hors la réalité, il n’y a rien). C’est l’histoire d’un robot programmé pour aimer sa mère, qui ne l’aime pas. C’est un film empli de douleurs, les douleurs de l’enfance, les douleurs de l’Histoire. On croit les entendre crier derrière les images. Ce film n’est pas une adaptation moderne de Pinocchio. Ce film est un anti-Pinocchio qui finit mal, où Gepetto produit des robots en série. Ce film contient une musique sublime de John Williams. Ce film, c’est A.I. Intelligence Artificielle (2001).
Avant de se révéler pour ce qu’il est, et ce qu’il est se voit mieux quand on le revoit, A. I. Intelligence Artificielle se contredit sans cesse par sa structure éparse, comme si chaque nouvelle partie surmontait le sens de la précédente, selon une approche mêlant sentiments et dialectique. Le récit se déroule dans un futur proche et se divise en trois parties distinctes. Dans la première, David (Haley Joel Osment, fantastique), un androïde ou « Mecha », est adopté par Monica (Frances O’Connor) et Martin Swinton, un couple dont le fils est dans le coma. L’amour exclusif de David pour Monica se heurte aux peurs de cette dernière et aux conventions familiales. Lorsque son fils biologique sort du coma, elle abandonne David dans une forêt (scène bouleversante qui est la première grande fêlure du récit) : il n’a plus d’utilité. Il part alors en quête de la fée bleue de Pinocchio pour devenir un véritable petit garçon.
La lumière du film, la quête d’une fée, le thème du passage du monde de la famille à celui sauvage de la forêt, tout ici semble appartenir aux codes du conte de fées. Mais en réalité, tout est trompeur, tout s’avère faux quand on gratte le vernis de surface. D’abord, le monde familial se révèle non pas un paradis, mais un monde trouble et angoissant où David est regardé comme un étranger, une bête curieuse, que l’on observe de biais, que l’on touche comme un jouet (terrible scène que celle de la piscine où les enfants s’amusent de lui). Cette vision très noire de la famille pourrait paraitre inattendue chez le cinéaste si elle n’était présente dès Duel (1971) et surtout Rencontres du troisième type (1977). Spielberg multiplie les compositions de plan où David est enfermé dans un cercle comme en cage. Mais lui ne voit rien. Il est prisonnier de sa programmation qui le fait aimer sans espoir de retour, de même que notre besoin de croire peut nous bercer d’illusions. Il y a donc comme deux films qui sont racontés en même temps, l’un l’envers du premier. A.I. se tient sur l’arête de ces deux versants qui s’opposent, l’un lumière, l’autre nuit, mais ne font sens qu’ensemble. Plusieurs fois, d’ailleurs, Spielberg figure l’idée d’un passage entre les deux mondes par des transitions visuelles ou un travail de reconfiguration de l’image dans le plan. Il y a d’abord cet étrange couloir au début du film où Monica semble passer d’un monde à l’autre dans le même plan grâce au jeu de la lumière et au décor. Il y a cette entrée dans Rouge City par un tunnel figurant une bouche qui avale les personnages. Il y a ce passage de la forêt du conte à la Flesh Fair, génocide qui en rappelle d’autres. Il y a cette transition entre la mer et la glace qui annonce la partie finale, laquelle s’ouvre sur une prodigieuse représentation de New York sous la glace après une apocalypse qui a aspiré tous les hommes.
Dans A.I. Intelligence Artificielle, alors que l’on croit le film posé sur des rails, alors que l’on s’est fait une idée de ce qu’il énonce, de brutales césures esthétiques nous poussent dans la partie suivante et l’on ne sait plus quoi penser. D’autant que le mauvais goût y cotoie parfois le lumineux – le film est inégal. Ce sont les soubresauts d’un voyage toujours plus inconfortable vers une vérité que l’on aimerait bien ne pas connaitre : les contes de fées n’existent pas et le cinéma nous ment. La fêlure doit être dissimulée. Et pourtant, l’art et l’imagination sont ce qui nous défend le mieux, nous autres. L’art et la création sont ce qui restera du passé, ce qui restera de nous. C’est le sens de la dernière partie où les derniers Mechas tournent un petit film dans le film avec David comme dernier vestige de la race humaine (les humains l’ont fabriqué et il éprouve des sentiments humains) et un ersatz de sa mère (car ce n’est pas elle, ce n’est qu’une ombre sur un écran, qui ne vivra qu’une journée). C’est dans cette dernière séquence que cette étrange dissociation qui a parcouru le film entre fond et forme prend tout son sens. David est heureux car il croit aux images qu’on lui présente. Mais nous savons que les images très belles, très émouvantes, de la réunion, mentent. Et cet écart que nous percevons entre nos sens et notre raison est un déchirement, l’expression de la fêlure transperçant le récit, que Spielberg reflète dans les rainures d’une vitre ou le flou d’un miroir. Nous voyons la définition du cinéma que propose à cet instant le film, nous savons la mise en scène de tout cela, nous savons que la lumière qui tombe de l’extérieur n’est là que pour en cacher le froid et le givre, nous savons que sa mère n’est pas ressuscitée ; nous savons ce que signifie cette lumière qui s’éteint. Et c’est Spielberg, lui si apte à rendre compte du merveilleux qui nous dit paradoxalement cela, comme s’il savait ce que le merveilleux est chargé de dissimuler. A.I. Intelligence Artificielle est le « Rosebud » du cinéaste.
Trop loin de ce que certains critiques croyaient savoir de Spielberg, trop près de nos propres craintes, A.I. Intelligence Artificielle fut incompris à sa sortie. Ce film inspiré d’une nouvelle de Brian Aldiss est peu à peu réhabilité et ce n’est que justice. On oublie enfin le peu qu’il doit à Stanley Kubrick, qui en envisageait initialement la réalisation avant de confier cette tâche à Spielberg, pour ne retenir que ce qu’il révèle de ce dernier.
Strum
Les américains devraient renoncer à faire jouer les gosses…
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Haley Joel Osment est prodigieux dans ce film.
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Pour un film de Disney je suis d’accord qu’il est au dessus du lot
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Ha, ha, ha, tu n’as rien compris au film. 😀
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En tout cas, ça me donne envie de le revoir dans un instant…
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[…]entre la foi (il faut croire car on ne peut vivre sans illusions). Propos d’un homme sans foi, car confondre foi et illusion est le propre d’un sceptique.
Moi j’y ai vu un 2001 à l’envers, ici ce n’est pas un vieil homme qui se meurt sur un lit à la toute fin du film, mais une mère qui se réveille (qu’est qu’une mère ? pourquoi est-elle si importante), je vois des robots, et des extra-terrestres à la recherche de l’homme. Peut-on réduire le sentiment (est-il réductible par la science), semble demander d’abord le film, et si les contes disent le vrai peut-on les raconter à des robots. Sommes-nous le rêve de robots ? Et si l’embryon cosmique de 2001, souhaitait redevenir petit et innocent, humain trop humain…
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En effet, je suis un sceptique. A la fin, il n’y a pas d’extraterrestres. Ce sont des mechas avancés, des robots aussi. La mère ne se réveille pas. C’est un ersatz recréé qui ne vivra qu’un jour, comme une ombre sur un écran. Mais effectivement, David est le dernier vestige de la race humaine par les sentiments qu’il éprouve.
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Je prends note… Tout ça est encore trop obscure alors.Je ne peux me résigner au pessimisme absolu.
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« La mère ne se réveille pas. C’est un ersatz recréé qui ne vivra qu’un jour, comme une ombre sur un écran. »
Cela je l’avais compris, en revanche j’avais imaginé, en effet, que les mechas filiformes venaient d’ailleurs. Le film m’a suffisamment impressionné pour m’interroger toute la journée. Un bon point. En effet le final est profondément triste, maintenant que je le comprends mieux – grâce à votre concours – l’humanité n’aura été que le moment bref d’une conscience particulière. Cette ultime journée qu’il vit avec sa mère, est vu au futur antérieur puisque le spectateur connaît la fin ineffable de ces instants teintés d’une mélancolie extrême… Le film est une belle méditation sur l’humanité à travers des robots : une excellente idée!
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En effet, c’est un film auquel on repense beaucoup après l’avoir vu, et c’est en effet, un bon point, un bon signe. La scène finale est terrible, terriblement belle, terriblement triste. Je crois qu’on pleure encore plus quand on la revoit une deuxième fois. 😀
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Pas vu, et c’est pas ton billet bien écrit comme d’hab qui m’incitera à tenter l’aventure ……
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Oui, pas sûr que mon billet donne une image très joyeuse du film. 🙂 C’est triste, mais c’est vraiment un film à voir.
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Un film difficile et déchirant qui vaut, comme tu le décris magnifiquement, bien plus que ce qu’il offre en surface. Même si le voir au 1er degré est déjà une expérience.
Les scènes spectaculaires se succèdent et le camp d’extermination à ciel ouvert est stupéfiant.
La cruauté de cette mère qui ne perd jamais de vue que l’enfant est un robot alors que nous spectateurs l’oublions, face à cet « enfant » sur-aimant m’a hantée longtemps.
Cela dit mon Spielberg préféré demeure Attrape-moi si tu peux.
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Oui, on « oublie » que David est un robot. Attrape-moi si tu peux est très bien mais on n’y trouve pas la force émotionnelle d’un A.I.
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