The Square de Ruben Östlund : pré carré de l’Art et cercle retors

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L’art contemporain se prévaut d’un jus soli, d’un droit du sol selon lequel tout ce qui est abrité dans un musée serait de l’Art. Cette présomption apparemment irréfragable s’appuie le plus souvent sur un texte explicatif, un mode d’emploi, livré par le musée ou l’exposant, proclamant en quoi ce qui est exposé (chaise, installation visuelle ou sonore, construction en légos, tout est semble-t-il permis) possède une valeur artistique. Une oeuvre d’art qui ne peut se passer d’un mode d’emploi, voilà qui est mauvais signe, et déroge à cette règle non écrite selon laquelle l’oeuvre d’art doit entretenir un rapport direct et intime avec le spectateur et pas seulement réaliser « un déplacement de sens« . C’est l’aspect a priori plaisant de The Square (2017) de Ruben Östlund que de questionner la frontière entre l’art contemporain et la fumisterie, car cette frontière n’est pas toujours aussi nette que les contours d’un carré. Est-ce que de petits tas de cendre dans une pièce font oeuvre d’artiste ? Est ce qu’une plaque lumineuse affirmant « You have nothing » est de l’art ? Est-ce qu’une chose est de l’art parce qu’un conservateur de musée l’affirme ? Est-ce qu’un artiste performer se comportant comme un homme préhistorique et commettant une tentative de viol devant cent personnes est de l’art ? Quiconque accorde du crédit à cette dernière affirmation sera peut-être enclin, la lâcheté aidant, à laisser la femme se faire violer, c’est du moins ce que laisse entendre une scène du film. Les thuriféraires de la performance artistique y verront une manière de confronter l’homme à sa part animale, les sceptiques dont je suis la crédulité de ceux capables d’accepter tout et n’importe quoi au nom du veau d’or de l’Art.

Mais The Square n’est pas seulement un jeu de massacres, parfois drôle à défaut d’être subtil, ayant pour cibles les personnages intervenant dans la réalisation et la promotion des installations d’art contemporain (conservateur, journaliste, publicitaire, performer, tous ici complices), c’est aussi un film qui sous couvert de posture morale s’avère retors. On en veut pour preuve le traitement de la question des migrants et des sans-abris dans le film. Par le biais du montage, Östlund oppose constamment la figure du Carré, installation artistique et figure symbolique d’un « sanctuaire bienveillant » au sein duquel « chacun a les mêmes droits et les mêmes devoirs« , et la figure des réfugiés qui peuplent Stockholm à l’extérieur du musée. Le Carré figure une déclaration de principe abstraite, dont l’énonciation même fait du bien, comme si elle épuisait la bienveillance de chacun, tandis que les sans-abris sont eux mêmes prisonniers d’un autre carré, réel pour sa part, celui de l’exclusion. Il y aurait deux carrés face-à-face : le carré du monde de l’art contemporain, qui est un pré carré de nantis, un entre-soi au carré, et ce carré de l’exclusion qui se démultiplie dans la rue. Le sanctuaire de l’Art n’est pas ouvert à tout le monde. Et de même que les nantis ne lèvent d’abord pas le petit doigt pour aider cette femme qui manque de se faire violer par l’artiste performer, ils ne lèveraient pas le petit doigt sans doute pour aider les mendiants dans la rue, une façon de mesurer l’écart entre les principes abstraits et la réalité.

Or, et c’est là où le film s’avère retors, il n’en va pas de même pour Christian (Claes Bang, très bien), le conservateur de musée d’art contemporain du film. Lui aide une jeune femme au début du récit, une jeune femme qui, semble-t-il, va se faire agresser par un homme. Lui achète un sandwich à une réfugiée sans demander son reste. Comment en est-il récompensé ? Il se fait voler portefeuille et portable dans le premier cas (ce n’est que le début de ses problèmes) et reçoit un regard haineux dans le second. Certes, il n’est pas question d’attendre une récompense de la charité, mais ici, elle se paie chèrement, ce qui est tout de même singulier. Rien ne serait advenu sans ce geste d’aide au début, aussi maladroit ou hésitant soit-il. Dès lors, le film semble dire une chose de la main gauche (il faut sortir de son pré carré car c’est en dehors que l’aide est requise) et son contraire de la main droite (attention, ceux qui sortent pour aider seront détroussés et houspillés par les plus démunis qui n’en valent pas la peine). C’est le côté « petit malin » du film (aussi post-moderne que l’art contemporain dénoncé) qui trace non pas un carré mais une sorte de cercle retors n’offrant aucune échappatoire au personnage. C’est dans ce cercle qu’Östlund le regarde cliniquement et fixement se débattre, prendre certes de mauvaises décisions traduisant ses préjugés, tourner en rond, s’enfoncer de plus en plus, jusqu’à tout perdre. Le pire et le meilleur du film se rencontrent lors la scène de l’agression par le performer-homme préhistorique si on la considère comme une sorte de mise en abyme accueillant dans le Carré doré d’un palais la figure d’un exclu forcément violent que les nantis regarderaient comme une bête sauvage. Ce n’est plus le film qui mesure l’écart entre principe et réalité mais nous-mêmes qui sommes contraints de mesurer l’écart entre sa posture morale et le déroulement réel du récit. On finit par demander grâce avant la fin car Östlund a bien du mal à clore son film (il y a au moins 30 minutes de trop).

Strum

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16 commentaires pour The Square de Ruben Östlund : pré carré de l’Art et cercle retors

  1. modrone dit :

    J’avais bien apprécié Snow therapy. Déjà un portable y jouait un rôle majeur. Mais là j’ai un peu peur notamment de la longueur de ce carré. Entre le cinéma et la fumisterie aussi la frontière est mince. Peu doué en géomètrie, je n’ai d’ailleurs jamais vu Théorème. J’ai cependant vu 49ème parallèle, A l’angle du monde, ces deux vieux Michael Powell, et différents cercles (Rouge, Des poètes disparus). Ton blog m’est toujours une source d’enrichissement. Pour jus soli j’avais deviné, pour irréfragable j’avais oublié. Merci.

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    • Strum dit :

      Merci Edualc. Je n’ai pas vu Snow Therapy. En en effet, ce film est trop long même si ce n’est pas non plus une fumisterie. J’adore 49e parallèle et A l’Angle du monde – il faut dire que Powell et Pressburger font partie de mes cinéastes préférés.

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  2. Bonjour Strum,
    Je n’avais pas tellement aimé Snow Therapy, malgré ses qualités formelles. Pas aimé le regard qu’il portait sur ses personnages. Alors celui-là attendra bien le petit écran.

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  3. Kawaikenji dit :

    Enfin un film de droite ça nous change des transsexuels menauposés, homos blacks et féministes frustrées qu’on nous offre chaque semaine…

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  4. pascale265 dit :

    Jai trouvé la vision de l’humanité plus réaliste que retorse (ça se dit ?). Je trouve que cette façon de procéder en créant le malaise nous renvoie à nos propres réactions face à certaines situations et c’est pas folichon.
    Alors oui c’est peut être un peu fort de café de la part du réalisateur qui se pose peut être en moraliste. Mais après tout, on le vaut bien 🙂
    Quant à la critique de l’art contemporain elle m’a bien amusée car franchement des tas de cailloux, des chaises empilées qui s’écroulent, un carré… Je trouve ça poilant moi.
    Je n’ai pas vu les 2h30 passer et j’ai été au bord du malaise plusieurs fois.

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    • Strum dit :

      La vision, c’est une chose (ici, elle est surtout misanthrope, ou disons qu’il y a un plaisir à mettre en exergue les lâchetés et les préjugés), la construction du film en est une autre, et ici cette construction est retorse (oui, cela se dit 🙂 ) car le personnage n’a aucune échappatoire alors même qu’il se conforme au discours moral énoncé par ailleurs en aidant la jeune fille au début. C’est une manière de construire un film en rond, aussi post-moderne que l’art contemporain dénoncé. Mais sinon, la partie critique de l’art contemporain m’a bien amusé aussi (les tas de cendres/cailloux…).

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  6. 100tinelle dit :

    Bonjour Strum,

    Et bien, contrairement à ce que je craignais, j’ai beaucoup aimé ce film, très retors, il est vrai. Mais j’ai aimé la manière qu’il a d’installer le spectateur dans une position très inconfortable, j’ai trouvé ce film stressant car piégeant (une angoisse excellemment soutenue par un fond sonore qui a toute son importance). J’y vois plus un film sur la peur de sortir de son cadre (ou de s’affranchir des règles, voir la scène de l’agression par le performer-homme préhistorique – je retiens surtout que tous les hommes finissent par lui taper sur la gueule, règles ou pas règles, il y a toujours une limite à ne pas franchir même si cela prend du temps) et les cafouillages qui s’en suivent lorsqu’on fait un pas de côté. C’est un film marquant en tout cas. Mais je comprends qu’il ne fasse pas du tout l’unanimité.

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    • Strum dit :

      Bonjour Sentinelle, je suis content que tu aies aimé. Parfois, un rien fait la différence entre aimer et ne pas aimer un film. Tu auras perçu une intention que je n’ai pas tout à fait ressentie sans doute. Le film n’est pas sans qualités même si je ne retire rien à ce que j’ai écrit. 🙂

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  7. 100tinelle dit :

    Je pense que le film se moque pas mal de la posture morale, il en joue même, d’où ce côté retors. Je trouve ça un peu pervers mais assez amusant finalement 🙂

    La scène d’agression par le performer-homme préhistorique, je l’ai vu un peu comme l’expérience de Milgram. Quelle est notre limite et à quel moment nous allons nous affranchir des règles édictées au début de l’expérience ? L’homme est un animal docile, le plus souvent en tout cas, et je suis assez d’accord avec ça 😉

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    • Strum dit :

      Oui, on peut trouver amusant ce côté retors qui a fini par m’irriter – c’est la satire sur l’art contemporain qui m’avait amusé pour ma part. 😉 Et effectivement, il y a un peu de l’expérience de Milgram dans la scène du performer.

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      • 100tinelle dit :

        La satire sur l’art contemporain m’a beaucoup amusée également. D’autant plus que je me souvenue de l’exposition d’une « artiste » que je connaissais et que je suis tombée sur des petits tas de je ne sais quoi très similaires à ceux du film, c’est du vécu pour moi… Quand je pense aussi à l’artiste italien Piero Manzoni (je te laisse le soin de te renseigner si tu ne connais pas), bref la satire est facile mais il y a de quoi parfois.

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        • Strum dit :

          Je pense qu’il y a vraiment des escrocs (et un public parfois crédule) dans l’art contemporains donc la satire est d’autant plus bienvenue. La scène des petits tas de cendre du film m’a bien fait rire.

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