Loving de Jeff Nichols : un amour silencieux

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Ce que Jeff Nichols, cinéaste de l’attente, fait le mieux dans Loving (2017), ce sont toutes les scènes silencieuses, tous les moments où une menace extérieure semble peser sur les Loving. Ainsi, cette remarquable série de plans de la route et de la maison plongées dans l’obscurité avant l’arrivée du Sherif et de ses hommes venus arrêter le couple. Ce qu’il fait moins bien, c’est toute la deuxième partie, tout ce qui relève de la procédure judiciaire qui conduisit le 12 juin 1967 la Cour Suprême des Etats-Unis à déclarer inconstitutionnelle une loi interdisant les mariages inter-raciaux. Comme ses personnages déracinés en ville, Nichols est un cinéaste de la campagne, qui préfère les nuits noires et les silences  (qu’il filme très bien – on se souvient de l’impressionnant Take Shelter) à l’agitation urbaine et aux chicanes juridiques.

« Loving v. Virginia », c’est ainsi que se nomme l’arrêt de la Cour Suprême. « L’amour face à l’Etat de Virginie » : On ne saurait mieux qualifier de quoi il était question : Richard Loving, blanc, aime Mildred Jeter, noire. Il l’épouse. Peu importent à Loving les principes et les grands discours, il aime Mildred, c’est tout ce qui compte. Il ne mène aucun combat ; c’est un taiseux et son amour est silencieux. Mildred se tait aussi ; ce sont ses yeux et son sourire qui parlent. Aussi est-ce un film où la déclaration d’amour de Richard prend la forme de l’annonce de l’achat d’un terrain où il bâtira pour elle une maison et où le « oui » de Mildred s’exprime par l’intermédiaire d’un travelling avant de la caméra. Ni les mots, ni les images, n’ont la prétention de conférer un statut particulier à cet amour qui a soif de quiétude et de quotidien, et dont le cadre idéal est un champ à la campagne. Filmer un amour silencieux, voilà qui est difficile, alors Nichols essaie de lui donner la discrétion de l’évidence et de lui éviter la lourdeur du symbolisme. Richard et Mildred refusent d’être autre chose qu’un couple parmi d’autres.

Voilà la contradiction inhérente au projet de Nichols : filmer un moment devenu historique par les principes qu’il affirmait (tous les citoyens américains sont égaux indépendamment de leur couleur de peau) en refoulant ces principes sur le bas-côté du récit pour ne s’intéresser aux Loving qu’en tant que couple sans histoire, eux qui ont fait l’Histoire. L’idée est assez belle et l’on voit bien durant toute la partie liée à la procédure judiciaire que Nichols cherche un moyen de montrer le moins de salles de procès possible – on ne peut lui en vouloir tant elles sont peu cinématographiques en général – et le plus de scènes du quotidien entre les Loving. C’est comme deux mondes s’opposant : le monde des Loving, qui est le monde d’un amour concret mais silencieux et le monde des grands principes que Richard Loving trouve aussi creux qu’incompréhensible (lui exprime les choses plus simplement : « this is not right« , « this is not fair« ). Pas de point de jonction possible entre le quotidien et les principes, entre la campagne et la ville, entre les Loving et leurs avocats aventureux et surpris de leurs propres audaces. C’est grâce à Mildred, contre l’avis de Richard, que la justice sera saisie et reconnaitra des droits aux Loving que Richard estimait déjà acquis en son for intérieur.

Cette contradiction entre deux mondes atteint son point culminant dans cette scène bizarre d’un point de vue formel, et à mon avis pas tout à fait réussie, où les deux avocats sont filmés frontalement devant la Cour de Suprême (avec une lentille de caméra et un point qui rendent volontairement flou l’arrière-plan), commencent à déclamer de grands principes sur la nécessité de l’égalité et du droit inhérent au mariage, et où leur image à l’écran est soudain coupée par le montage, de sorte que leurs voix se superposent à des images des Loving dans leur jardin. Toute emphase se trouve expulsée de ce moment qui est ramenée à l’expérience humaine et individuelle des Loving. On voit bien l’idée là encore : les principes sont une chose, mais ils ne remplacent pas l’expérience vécue de l’amour d’un couple dans son quotidien. Cela fait de Loving un film beau par ses intentions et son regard à hauteur d’homme (il y a dans ce film une inspiration fordienne sans la grâce formelle de John Ford) mais davantage prenant dans sa première partie quand l’amour subit les assauts des forces de la nuit, qu’exaltant dans sa deuxième où il s’impose par procuration devant les tribunaux. Belle interprétation toutefois de Joel Edgerton et Ruth Negga.

Strum

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13 commentaires pour Loving de Jeff Nichols : un amour silencieux

  1. princecranoir dit :

    Le silence et les ténèbres, effectivement, comme presque toujours chez Nichols, mais toujours pour aller vers la lumière (radieuse). L’importance symbolique de la lutte maintenue à bonne distance par, face à la modestie d’une si belle histoire entre un homme et une femme, c’est effectivement aussi une sacrée gageure pour le réalisateur. Un film excessivement fordien, c’est vrai. Le vieux loup de mer aurait peut-être bougonné, mais je suis sûr qu’il aurait apprécié.

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    • Strum dit :

      Nichols a son univers à lui, et on ne peut que louer sa volonté d’éviter les clichés narratifs dans Loving, mais il me convainc plus quand il filme le silence et les ténèbres que quand il filme la lumière (car il essaie effectivement d’aller des ténèbres vers la lumière). Et de fait, j’ai trouvé la première partie du film meilleure que la seconde. Sinon, je pense aussi que Ford aurait aimé cette histoire de la campagne se passant dans le Sud des Etats-Unis.

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  2. Martin dit :

    Hello Strum !
    Je te sens moins emballé que moi, mais je trouve ta chronique assez juste. Pour ma part, la manière dont les scènes judiciaires sont montrées m’a paru tout à fait pertinente et raccord avec le reste du film. Le seul petit truc que j’ai trouvé dispensable, ce sont les cartons finaux. Et cette photo qui revient et dont j’ai anticipé le retour de longues minutes à l’avance. Pas de quoi gâcher mon plaisir et mon émotion.

    J’ai trouvé comme toi que Ruth Negga et Joel Edgerton livraient une belle prestation.

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    • Strum dit :

      Hello Martin, en effet les cartons finaux montrent que Nichols essayait de jouer sur les deux tableaux, la chronique d’une histoire d’amour rurale (qu’il fait bien) et le compte-rendu d’un évènement historique (qu’il fait moins bien). Pas facile.

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  3. 100tinelle dit :

    Comme tu le sais, je n’ai pas été totalement convaincue, malgré toutes les bonnes intentions du réalisateur. A trop vouloir rester au plus près de l’authenticité du couple, il s’est un peu coupé les ailes pour donner une ampleur plus cinématographique à son film. Disons que j’attends autre chose du cinéma, même si je suis sensible ‘humainement parlant  » à sa démarche.

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  4. Strum dit :

    Oui, à défaut d’être ample et exaltant, c’est un film humain où l’on devine bien les intentions du réalisateur qui sont tout à fait louables. J’étais malgré tout heureux de retrouver l’univers maintenant familier de Nichols.

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  5. modrone dit :

    Un bon film qui m’a touché, un beau couple de cinéma, lui taiseux, un peu buté, elle un peu plus dispose, ou un peu plus confiante. Je m’attendais à davantage de prétoire, souvent pesant au cinéma comme tu l’as bien dit. Ce n’est pas le cas et c’est mieux ainsi. J’ai apprécié aussi que Nichols ne se soit pas cru obligé à la violence.

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  6. ornelune dit :

    Je ne connais Nichols que depuis Take shelter, il me manque encore le premier, mais c’est vrai que celui-ci est à part. Premier film à vraiment caresser l’histoire américaine… Sur les pas de Ford, sûrement. De Spielberg aussi non ? Après Midnight special… Et pourtant tout autant une volonté de s’en démarquer, vu le nombre d’attentes déjouées qu’il met en place tout au long du récit.

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    • Strum dit :

      Effectivement, les sujets de Midnight Special et Loving évoquent Spielberg, mais en termes de mise en scène, ça reste très différent. Nichols est un cinéaste de l’attente avec des cadrages qui produisent moins des significations qu’une atmosphère alors que Spielberg est un cinéaste aux compositions visuelles toujours très dynamiques (avec souvent des cadrages signifiants contenant pas mal d’informations)

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      • ornelune dit :

        Je ne perçois pas ces cinéastes de la même façon que toi. Nichols produit des plans sur lesquels il est possible de dire beaucoup (en tout cas dans Loving pour ne parler que de ce dernier film, cela m’a sauté aux yeux, voir par exemple les « métaphores maçonnes » que je développe sur notre blog, mais on pourrait évoquer des « détails » de mise en scène, c’est-à-dire des éléments présents 2 secondes à l’image et pourtant faisant sens : la corde pour la balançoire des élèves en évocation directe aux cordes de pendaison pour les noirs ou les valises toutes prêtes signifiant en un plan la décision prise par Mildred).

        Idem pour Spielberg, parfois les scènes jouent davantage sur l’atmosphère que sur un sens à déduire ou à comprendre des plans qui les composent. Et Rencontres du troisième type travaille justement l’attente. Mais peut-être veux-tu dire autre chose par cette expression. Parce que si l’on peut parler de suspense quand on parle d’attente, alors on peut aussi parler de Duel pour prendre un autre film fort sur ce point… Et que dire des scènes de douche de Schindler, mais là c’est autre chose (en l’occurrence, le sens de l’image est perdue -je parle de ce champ-contrechamp fatal à la réflexion qui a tant fait parler-)…

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        • Strum dit :

          J’ai un peu schématisé pour les distinguer en une phrase d’où peut-être un raccourci car je ne voulais pas dire qu’il n’y a rien à dire sur les plans de Nichols. Chez Spielberg, les compositions de plan sont souvent dynamiques et recherchées, il y a un jeu sur l’espace à l’intérieur du plan, il y a une dimension d’action constante, sans naturalisme aucun et sans contemplation. Et le suspense chez lui vient du fait que l’on attend le plan suivant. Spielberg est un vrai réalisateur d’action ; pas Nichols. Chez Nichols, les plans sont plus simples dans leur composition, plus contemplatifs, créent une atmosphère d’attente (que j’emploie ici dans un sens différent de l’attente du suspense), une attente qui n’est pas celle du plan suivant mais de quelque chose d’autre hors champ, souvent une menace silencieuse. Bon, il y a des exceptions. Pas facile d’être précis et exhaustif dans le cadre limité d’un commentaire. Il faudrait un article. 😉

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