On cite souvent la phrase suivante de Michel Audiard : « Les deux fléaux qui menacent l’humanité sont le désordre et l’ordre. La corruption me dégoûte, la vertu me donne le frisson« . On oublie parfois qu’elle provient de Mort d’un pourri (1977) de Georges Lautner. On oublie plus souvent qu’Audiard empruntait ici un mot de Paul Valéry : « Deux dangers ne cessent de menacer le monde ; l’ordre et le désordre« . Mort d’un pourri de Lautner pourrait cependant être résumé par une autre formule : « tous pourris ! ». C’est un film qui relate une succession de règlements de comptes entre députés corrompus, au premier chef le meurtre du député Serrano, tué par Dubaye (Maurice Ronet), un autre député qu’il faisait chanter. Dubaye a volé à Serrano un cahier où celui-ci consignait, en maitre-chanteur averti, les pots de vin reçus par plusieurs hommes politiques dans le cadre d’opérations immobilières. Il demande à son vieil ami et associé Xavier (Alain Delon) de cacher le cahier, qu’il a pour l’heure confié à sa maitresse Valérie (Ornella Muti). Mais le cahier disparu suscite toutes les convoitises et les évènements s’emballent : Dubaye est à son tour assassiné tandis que Xavier et Valérie sont poursuivis par des tueurs.
Le pedigree de Mort d’un pourri impressionne, avec un casting de premier ordre : Alain Delon, Maurice Ronet, Ornella Muti, Mireille Darc, Stéphane Audran, Julien Guiomar, Michel Aumont, Klaus Kinski, jean Bouise, Daniel Ceccaldi, etc. Chaque visage qui apparait au cours du film semble familier. Sans oublier Henri Decaë aux images, Philippe Sarde à la musique (qui compose un beau thème, avec Stan Getz au saxophone tout de même !), Michel Audiard aux dialogues. Cette fine fleur du cinéma français de l’époque, réunie par Georges Lautner, sert un scénario de Michel Audiard (adaptant un roman de série noire de Raf Vallet) qui évoque les scandales politico-financiers d’alors, en particulier celui de la Garantie Foncière en 1971 qui secoua la Ve République et fut suivi d’une longue série révélant, d’une part, des situations d’enrichissement personnel d’élus achetés moyennant la délivrance de permis de construire, et d’autre part, un financement occulte des partis politiques français (tous concernés), quasi-systématique (jusqu’à ce qu’une réforme vienne enfin encadrer ce financement après l’affaire Urba au début des années 1990).
De fait, revoir Mort d’un Pourri aujourd’hui donne le sentiment de voir un film d’un autre temps (il faudrait méditer sur cette caractéristique de certains films français qui donnent l’impression de vieillir plus vite que d’autres), un film reposant sur une galerie de personnages. Lautner et Decaë utilisent souvent des plans rapprochés dits « poitrine » pour filmer leurs acteurs, plans qui sont de plus fixes et peu éclairés à la manière des polars français de l’époque. Ce type de plan, moins utilisé par les chefs opérateurs aujourd’hui, permettait de se focaliser sur les expressions des visages des personnages, ce qui mettait en valeur le jeu des acteurs – et on l’a vu, d’excellents acteurs, Mort d’un pourri en a à revendre. Autre aspect technique saillant : les filtres placés sur l’objectif dès qu’Ornella Muti est filmée en gros plan pour donner un caractère vaporeux à l’image. Le revers de la médaille de cette mise en valeur des acteurs et actrices du film est qu’elle se fait au détriment du reste du cadre et de l’univers du film ; de ce point de vue, Georges Lautner n’est pas à même de créer dans Mort d’un pourri un univers cinématographique aussi singulier et marquant que celui d’un Melville et sa mise en scène reste illustrative. Il parvient cependant à susciter, grâce aux acteurs et au fil d’un récit bien mené, une atmosphère sombre et pesante.
Dans Mort d’un Pourri, les personnages sont fatigués, portent sur leur visage les stigmates de l’anxiété et des désillusions. Xavier est un homme totalement désabusé. Ni chevalier blanc, ni voyou, il n’agit que par fidélité à la mémoire de son ami Philippe, pour le venger – c’est là que réside sa vertu, car il est vertueux à sa façon, nonobstant la phrase d’Audiard citée en introduction. Visage défait, où le brillant des yeux bleus de Delon est la seule trace de vie, il navigue de députés corrompus en intermédiaires louches (inénarrable apparition de Klaus Kinski en factotum des interêts de l’étranger), énonçant des sentences brodées par un Audiard volontiers populiste et peu avare en exagérations (« l’internationale du pognon » qui décide de la politique de la France entre autres formules chocs). A l’issue de ce jeu de rôles, une fois l’assassin trouvé, Xavier pourra se mettre en retrait et discourir sur les français, ces »veaux » qui dorment et ne voient rien de la corruption de leurs élites aux mains du capitalisme international. Ils sont « tous pourris« , alors à quoi bon lutter. Ce discours populiste et trop facile (il élude toute tentative d’explication ou de description du système et omet de trier le bon grain de l’ivraie), que ne renieraient pas l’extrême gauche et l’extrême droite d’aujourd’hui (alors même que l’arsenal législatif sur la corruption s’est renforcé – même si la corruption est évidemment loin d’avoir disparu), marque les limites du film sur le plan des idées, mais il rappelle combien le cinéma français des années 1960 et 1970 était souvent plus politisé, volontiers pamphlétaire même, que le cinéma français plus frileux d’aujourd’hui. C’est qu’à l’époque, les chaines de télévisions (principales sources de financement du cinéma aujourd’hui et rétives au financement de films à gros budget politisés) n’étaient pas les financiers du cinéma français, lequel pouvait compter sur des producteurs (ici Alain Delon, avec le fameux « Alain Delon présente » en ouverture du générique) prêts à mettre la main à la poche. Alors, malgré ses limites, ne boudons pas notre plaisir devant ce film bien fait et bien joué, emblématique de son époque.
Strum
PS : film vu à l’occasion d’une reprise en salle dans une copie aux couleurs obscurcies (en réalité le blu-ray projeté par le cinéma) qui mériterait d’être rénovée.
Pas vu le film mais l’une des plus belles BO de l’histoire du cinéma
La légende dit qu’elle aurait coûté aussi cher que le film ( Stan Getz + orchestre symphonique de Londres je crois)
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Une des plus belles, je ne sais pas, mais la musique est en effet très bien. Stan Getz au saxo bien sûr, mais aussi un beau thème de Philippe Sarde.
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Bien sûr c’est subjectif mais entendre un deux ou trois plus grands saxophonistes du siècle, improviser accompagné par un tel orchestre, ça n’a pas de prix.
Et seule la puissance financière du cinéma pouvait permettre un tel miracle.
La modernité et l’audace de cette musique tranchent d’ailleurs avec le côté vieillot du cinéma de Lautner que tu soulignes justement.
J’aurais adoré écouter cette musique sur du Sautet ou du Melville.
Sinon, c’est peut être un peu HS mais tu es sérieux avec ton terrible « arsenal législatif » contre la corruption ?
Cite moi un seul ( je n’ai pas dit deux) grand patron ou homme politique importants en prison pour corruption…
Sans doute sont ils tous honnêtes ou effrayés par cet « arsenal »
Tout ça c’est comme le dopage, jamais les tests n’ont été aussi fiables et jamais on a coincé aussi peu d’athlètes.
Au contraire, je pense que la noirceur du discours d’Audiard était à l’époque très excessive et que la réalité de notre économie mondialisée l’a rattrappé, malheureusement.
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S’agissant de la musique, je suis d’accord avec toi.
S’agissant de ton autre commentaire sur la corruption, je ne pense pas que ce lieu de commentaires publics à une critique de film soit l’endroit approprié pour en parler en détail. Mais pour te répondre brièvement pour la forme, je visais avec ce commentaire le fait, qui me parait absolument indéniable, qu’il y a aujourd’hui un cadre législatif pour le financement des partis politiques en France (mis en place après l’affaire Urba), ce qui n’était pas le cas à l’époque du film où il y a eu des scandales terribles – il n’y avait rien alors sur le sujet, d’où des dérives automatiques. Cela a changé la donne. Par ailleurs, je ne vois pas comment tu pourrais contester le fait, articles du Code Pénal, du Code des Marchés Publics, du Code de l’Urbanisme, etc. en main, que les procédures sont beaucoup plus encadrées aujourd’hui que par le passé… Je ne suis évidemment pas en train d’écrire qu’il n’y a plus de corruption aujourd’hui en France (qui pourrait croire une chose pareille ?) parmi les hommes politiques (ton « sans doute sont-ils tous honnêtes ou effrayés » n’est que pur sarcasme rhétorique) et une justice indulgente pour les puissants reste une réalité effectivement, mais ma conviction est qu’il y en a moins en France que dans les années 1970 s’agissant des élus et que « l’économie mondialisée » dont tu parles de manière si péjorative y a indirectement contribué en France par l’imposition de normes et de règles parfois venues du droit anglo-saxon, dont Max Weber a montré en son temps la lointaine origine protestante. La noirceur du discours d’Audiard ici, c’est : « tous pourris ». Il n’y a pas un seul homme politique du film qui ne soit pas pourri ou corrompu. Tenir ce discours, dans les années 1970 ou aujourd’hui, c’est pure démagogie et populisme et je ne m’y retrouve pas. Mais on ne sera de toute façon pas d’accord. Bon, c’était plus long que prévu, mais on pourra toujours en parler en d’autres lieux.
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ah l’angélisme de Strum… ^_^
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Ah, vous commencez à me casser les pieds, tous, et je reste poli. 🙂 Tu m’as mal lu ou je me suis mal fait comprendre. C’est une chose d’observer que certaines pratiques n’ont plus cours du fait des changements législatifs intervenus (et s’agissant du financement des parties politiques, occulte auparavant, c’est un fait, désolé d’aller à l’encontre de vos préjugés), une autre de parler des pratiques actuelles au titre desquelles évidemment la fable de La Fontaine sur les riches et les puissants continue de s’appliquer, même si aucun fait et aucun cadre légal ne me font penser que cela a empiré en France par rapport aux années 1970, au contraire. Je ne suis pas nostalgique, et le cynisme m’ennuie. Je ne me fais aucune illusion et ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Bien sûr qu’il y a toujours des gens corrompus aujourd’hui (c’est humain…). Manifestement, les nuances que je tiens à apporter dans mes raisonnements ont du mal à passer. Nuances et angélisme, ce n’est pas exactement la même chose (il est d’ailleurs connu que quand on n’a pas d’argument solide à apporter, on a recours aux arguments ad hominen contre le contradicteur). Je n’aime pas la philosophie du « c’était mieux avant » qui idéalise le passé et permet un peu trop facilement d’éviter de réfléchir au monde actuel.
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