Masculin féminin (1966) de Jean-Luc Godard, film à la structure lâche et dispersée, post-moderne, se présente comme une suite de tableaux accolés (quinze selon le carton d’ouverture) narrant différents épisodes de la vie de Paul (Jean-Pierre Léaud), syndicaliste CGT qui travaille dans un institut de sondage.
L’inspiration très lointaine de la nouvelle de Maupassant La femme de Paul, où un homme est amoureux d’une lesbienne qui ne l’aime pas, donne au film son point de départ (Paul est amoureux de Madeleine (Chantal Goya), une chanteuse yéyé qui vit avec ses amies), mais non son sujet (Madeleine partage un appartement avec ses amies, mais le film ne suggère pas qu’elles sont lesbiennes, hormis peut-être au travers d’une réplique du personnage de Marlène Jobert – « nous ne sommes pas des filles pour vous« ). Ce qui intéresse Godard ici, c’est de faire le portrait de la jeunesse de l’époque, au moment de la guerre du Viêt Nam et de l’élection présidentielle de 1965 opposant De Gaulle à Mitterrand au deuxième tour, tout en éclairant cet espace qui selon lui sépare hommes et femmes dont les préoccupations seraient divergentes. Aussi le film se compose-t-il d’une série de vignettes entrecoupées de cartons portant des sentences d’obédience généralement marxistes, qui pour certaines sont restées célèbres (« les enfants de Marx et de Coca-Cola« ).
Les cartons orientent notre regard sur ce qui va suivre (conformément à l’effet Koulechov révélant l’interdépendance entre la signification des plans, qui fonctionne aussi avec les mots et les collages), et par la mise à distance qu’ils induisent, nous mettent dans la position d’un observateur. Cette position est revendiquée par Godard qui s’auto-proclame ici cinéaste-sociologue et philosophe (Merleau-Ponty, qui a rapproché cinéaste et philosophe, est cité) à travers la confrontation des mots et des images. C’est pourquoi plusieurs séquences du film sont filmées en plan fixe, la caméra immobile scrutant le visage d’une femme répondant aux questions qui lui sont posées hors champ, tel un interrogatoire de sociologie, notamment cette scène filmée dans les locaux d’un magazine féminin. Dans ces séquences, ce sont toujours des femmes qui répondent avec franchise et esprit pratique aux questions intéressées et plus abstraites des hommes. A l’aune de ce portrait homme-femme un peu schématique (défaut de certains Godard que compense son goût du jeu), Masculin féminin pourrait paraitre un peu daté, de même que la séquence de la femme tirant sur son mari emportant leur enfant, mais il a valeur documentaire en rappelant la France de l’époque et la place des femmes alors (et sans doute la vision qu’en a Godard). Ces questions-réponses mettent aussi en évidence la manière dont les sondages et la sociologie peuvent orienter les réponses, le sondeur (et Godard) essayant souvent d’amener la personne interrogée sur un terrain particulier ; elles montrent la dichotomie fondamentale entre les mots et les concepts d’un côté, et la réalité, toujours plus vivante et variée, de l’autre.
Du reste, ce qui est beau dans ce film, ce sont les longs plans où Godard filme avec une attention presque amoureuse le visage de ses actrices, et notamment le beau visage de Chantal Goya (jeune fille mais déjà chanteuse à succès dans la réalité) que l’on regarde sans écouter ses réponses souvent, comme Godard sans doute. Le visage révèle parfois davantage que les réponses, héritage de Bergman que le cinéaste reprit à son compte. Godard filme le désir des garçons pour les filles, et vice-versa, ainsi que les questionnements d’un âge où les questions pratiques (se loger, trouver un travail) sont inséparables des questions existentielles et amoureuses. Il filme les débats de l’époque et les contradictions de la jeunesse, quand les mots et les actes ne sont pas toujours à l’unisson – la question étant de savoir si cela s’arrange vraiment ensuite. Il filme l’amour de Paul pour Madeleine, qui bien que Paul fasse grand cas de son militantisme, du socialisme, de la prochaine présidentielle, de son opposition à la guerre du Viêt Nam au son des « US go home ! » alors en vogue, est pour lui plus important que son engagement politique. Il filme les passants déambulant sur les boulevards.
Le format du film (en 1,37:1, qui n’était plus utilisé au cinéma depuis un moment) emprunte au format télévisuel, peut-être afin de rapprocher le film de la semi-enquête sociologique revendiquée par Godard. Plus obscure est l’intention qui préside à certains cadrages où les personnages sont volontairement coupés à la limite du cadre par le chef opérateur Willy Kurant – espièglerie godardienne dont il faut sans doute rechercher le sens dans son goût de la liberté formelle, comme un écrivain coupant ses phrases en leur milieu ou montrant ses personnages n’être qu’une moitié d’eux-mêmes en continuel décalage par rapport à la réalité. Amusante référence à un autre cinéaste partageant le même acteur : dans le film, Paul fait venir une voiture en se faisant passer pour un certain « général Doinel » : c’était avant la rupture définitive entre Truffaut et Godard par échange de lettres peu amènes lors de la sortie de La nuit américaine de Truffaut. Avant le raidissement idéologique de Godard dans ses années Mao aussi. La « chute » du film (à double sens) est aussi brutale qu’inattendue comme si Léaud avait soudain quitté le plateau et qu’il avait fallu improvisé une fin. Interdit aux moins de 18 ans à sa sortie pour les raisons mêmes (un portrait libre de la jeunesse d’alors) qui continuent à rendre le film intéressant aujourd’hui.
Strum
Pour ma part, je considère que Godard a entièrement mis de côté la thématique lesbienne de la nouvelle de Maupassant. Comme son titre l’indique, le sujet du film est de confronter le masculin au féminin et inversement. Je vois dans cette confrontation l’explication des décadrages demandés par le réalisateur. Ces cadres sciemment mal ajustés viennent à mon sens surligner les décalages observés entre les préoccupations des jeunes hommes et celles des jeunes femmes.
Je ne trouve pas Masculin féminin un peu daté, j’ai redécouvert sans déplaisir ce film récemment. Je lui trouve beaucoup de qualités qui le rendent intemporel à mes yeux. En terme de mise en scène, le travail effectué par Godard est remarquable de diversité.
Il y a effectivement un aspect un peu schématique dans ce portrait homme-femme, mais il est quelque peu annoncé dès le titre et sous-titre.
En tout cas, merci pour cette belle analyse. Pour information, la mienne est disponible sur ce lien : http://wp.me/p76O9B-fl
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Merci pour ton message. J’attache trop d’importance à la nécessité de cadrages rigoureux au cinéma pour aimer les decadrages du film, mais ton explication quant à leur raison d’etre est je pense la bonne. Je ne suis pas toujours grand amateur de Godard qui fait à mon sens souvent passer les idées avant les personnages, même si évidemment ses films sont toujours intéressants et inventifs d’un point de vue formel. J’irai lire ton analyse.
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« même si évidemment ses films sont toujours intéressants et inventifs d’un point de vue formel »
Confinement oblige je suis souvent devant mon poste de télévision où je découvre des films encore jamais vu de cinéastes connus. Je suis tombé sur Made in USA tourné à la même époque que Masculin Féminin. L’as-tu déjà vu ?
Sérieusement je me demande comment réagissait le public de l’époque. Il était en droit de demander un remboursement, à mon avis. Godard c’est aussi des films de dilletante tournés en salles de bain avec un opérateur surdoué. Tout, ou presque, est vain, mais Anna Karina est jolie et les couleurs sont superbes. Le film est un Alphaville féminin en Technicolor. La présence d’Yves Alonzo en demi-sosie de Belmondo est l’occasion d’un remake
au lance-pierre de Pierrot le fou.
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Oui, il peut avoir un côté dilettante, je suis d’accord. Je n’ai jamais vu Made in USA qui ne me tente pas beaucoup.
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