Mémoires du sous-développement (1968) du cinéaste cubain Tomás Gutiérrez Alea est un film remarquable. C’est la chronique, mi-fictionnelle, mi-documentaire, des années 1959-1961 à Cuba, entre la révolution cubaine du 1er janvier 1959 qui voit l’arrivée de Fidel Castro au pouvoir et le débarquement avorté de la baie des Cochons d’avril 1961. Le film épouse la forme d’un journal intime tenu par Sergio (Sergio Corrieri, aux faux airs de John Malkovitch), un bourgeois resté au pays alors que sa famille l’a quitté pour rejoindre les Etats-Unis après la révolution. Dans un beau noir et blanc, Tomás Gutiérrez Alea filme le désoeuvrement et les rêveries de Sergio (qui tournent pour l’essentiel autour des femmes), qu’il mêle à des images d’archives et d’actualités commentées par son personnage en voix off : images du procès des anciens tortionnaires du régime de Batista, qui refusent d’assumer la responsabilité individuelle de leurs actes en accusant le système auquel ils appartenaient (dilution des responsabilité dont Gutiérrez Alea fait le propre du capitalisme mais qui est en réalité le propre de tout système économique et politique mis en place par les hommes), images d’Hemingway (qui eut une maison à Cuba) et de la guerre d’Espagne, images de Castro fulminant contre les Etats-Unis, images de la télévision cubaine de l’époque. Parfois, le film tient de la mise en abyme quand on voit Edmundo Desnoes, auteur du roman dont le film est tiré, participer à une table ronde sur le sens du mot « sous-développement » où l’on débat de l’idée que le sous-développement de Cuba est une mentalité avant d’être une réalité. D’ailleurs, le réalisateur apparait lui aussi brièvement au détour d’un autre plan où l’on parle de « collage » au cinéma. Dans d’autres scènes, Sergio se souvient de ses amours passés, et l’écran est envahi de visions nostalgiques d’un paradis perdu, bercées par la musique de Vivaldi. Mémoires du sous-développement est donc un film extrêmement libre et vivant sur un plan formel, filmé de plus avec beaucoup de soin, comme une union heureuse entre la vivacité cubaine, le cinéma d’Antonioni (pour la beauté du noir et blanc et l’observation distanciée du quotidien par un homme solitaire et étranger aux autres) et celui de Resnais (pour l’usage d’images d’actualités commentées en voix off, de photographies, les arrêts sur image et la fluidité du montage). C’est par cette forme libre qui épouse les arrêts et les retours en arrière de la mémoire que Gutiérrez Alea parvient à donner vie au flux de la conscience de Sergio.
C’est avec une même liberté de ton, étonnante pour un film cubain de l’époque, que Tomás Gutiérrez Alea évoque les conséquences de la révolution cubaine. Paolo, le meilleur ami de Sergio qui quitte lui aussi le pays, parle de Castro comme d’un double inversé de Batista. Quant à Sergio, il est sans grandes illusions et déclare qu’il n’y en a que pour « le peuple » désormais. Sergio est un intellectuel, un spectateur de sa propre vie plutôt que son acteur. D’un caractère à la fois hautain et vélléitaire, il méprise le monde bourgeois auquel il appartient, dont il fustige la vanité et la vacuité. Il n’est resté au pays que par pur désoeuvrement, pour voir ce que la révolution allait donner, elle qui prétend oeuvrer pour créer un « homme nouveau« , fantasme des révolutionnaires de tous pays, et en particulier des révolutions communistes. Mais Sergio va se retrouver étranger dans ce nouveau monde qui vient où « le peuple » prend le pas sur l’ancien monde bourgeois qui disparait. Dorénavant, il est obligé de fréquenter des femmes d’un autre milieu, ce qui occasionne des chocs culturels et même des ennuis avec la famille d’Elena, la charmante jeune fille que Sergio a séduite et qui attend maintenant naïvement qu’il l’épouse parce qu’il a couché avec elle. Parfois, on entend Elena parler sur certaines images en voix-off, ce qui fait office de contrepoint aux pensées de Sergio.
Pour autant, Tomás Gutiérrez Alea ne condamne pas Sergio : il lui permet de se justifier, de s’expliquer, ce qui est une grande force de ce film juste et humain. Gutiérrez Alea prête ainsi à Sergio une lucidité sur le monde qui l’entoure et sur lui-même qui en fait son meilleur ennemi (il est vélléitaire parce qu’il connait trop bien ses faiblesses) et qui lui fait aussi tenir des propos constamment intéressants sur l’ancien régime, la révolution et le sous-développement de Cuba (que l’arrivée de Castro n’allait malheureusement pas arranger), comme si Tomás Gutiérrez Alea voulait écouter les critiques d’un homme du passé, voulait faire entendre par souci d’équité la souffrance des perdants de la révolution cubaine, dans l’espoir peut-être que ces pensées accompagnent ou profitent à une société cubaine qui se demandait alors quelles voies s’offraient à elle. Cela déplut au régime castriste qui refusa au réalisateur un visa pour aller recevoir un prix aux Etats-Unis. Une très belle découverte.
Strum
Merci de parler de ce film, qui me tente évidemment beaucoup. J’espère avoir l’occasion de le voir également, bref je fais ma sentinelle et je guette 😉
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Ah oui, cela vaut vraiment le coup, une petite perle !
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bonjour Strum . Film vu aujourd’hui sur le câble. Beau film d’une réelle élégance qui évoque par sa mise en scène inventive le meilleur du cinéma européen de l’époque (Antonioni, Resnais, comme vous le dites avec justesse. J’ai été très sensible à la belle photographie noir et blanc, aux déambulations du personnage principal, dandy intello désenchanté, play-boy fellinien à la Mastroianni. Il y a quelque chose d’italien dans le film qui m’a beaucoup plu.
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Bonjour Jean-Sylvain, Vous avez raison, rétrospectivement, il y a aussi quelque chose du Mastroianni de La Dolce Vita qui a tellement influencé les cinéastes de cette époque.
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