
Figurez-vous une grande piscine, où se joue dans une enceinte close un match de water-polo. Dans les tribunes, tout un peuple-spectateur regarde. Imaginez que participe à ce match Michele Apicella, l’alter ego de Moretti, un responsable du parti communiste italien devenu amnésique à la suite d’un accident de voiture. Au fur et à mesure que se déroule le match, Apicella est poursuivi par une nuée de camarades communistes l’accusant d’avoir trahi la cause, crie sur une journaliste illustrant la malhonnêteté intellectuelle des médias, donne une gifle à sa fille, se souvient de son enfance, et de sa jeunesse qui le voit commencer sa vie de militant politique. Surtout, écoutez Moretti déclamer de sa voix chaude et voilée, tout le film durant, « mi recordo« … « je me souviens« . On trouve tout cela dans Palombella Rossa (1989) de Nanni Moretti, son film le plus théorique (on n’ose dire rhétorique), qui clôt la première partie de sa carrière. D’ailleurs, Apicella est le nom de jeune fille de sa mère et il fait jouer son père dans le film. La piscine est ici un divan de psychanalyste dont elle a la forme oblongue, elle est métaphore de la vie et du bain politique, horizon bouché aussi. Dans son eau lustrale, les eaux de l’oubli, Moretti fait disparaitre son double Michele Apicella. Il en sortira « Nanni », son nom véritable qu’il endossera à partir de son film suivant, Journal Intime.
C’est un accident de voiture qui ouvre les vannes du souvenir. Les images du passé (tirées des premiers films du réalisateur) se mêlent aux images confuses du présent et différents régimes d’images sont mis en abyme, reliés par la ritournelle mélancolique du compositeur Nicola Piovani. Moretti raconte la crise de foi de son personnage, car engagement politique et engagement religieux sont les deux facettes de la même pièce, reposant tous deux sur une croyance dans un ordre d’idées. On ne peut pas faire de politique sans croire, au moins en soi-même. Après avoir fait de son alter ego Michele Apicella un metteur en scène dans Sogni d’oro (1981), un enseignant dans Bianca (1983), un prêtre dans La messe est finie (1984), Moretti en fait ici un homme politique communiste atteint d’amnésie. Ce qui paraissait certain à Michele (les raisons de son engagement politique) lui apparait maintenant obscur. L’oubli est le pire ennemi de la croyance car elle ne relève pas de la raison. Michele doute du sens de ce en quoi il a toujours cru, maintenant qu’il le redécouvre à la lumière de ses souvenirs d’enfance. Il ne reconnait plus les mots vains du communisme, engloutis dans les eaux de l’oubli, éclipsés par la cacophonie du monde moderne, où il devient si difficile de se comprendre et de s’entendre sur le sens des mots. Devenue impuissante ou inaudible, c’est comme si la politique devait céder la place à l’art comme instrument de cohésion, qui seul suscite ici des communions collectives : l’art populaire de la variété (ces chansons chantées à tue-tête caractéristiques des films de Moretti) ou le cinéma (les extraits du Docteur Jivago qui hypnotisent la foule). C’est avant que Moretti ne dresse le constat dans Mia Madre que même l’art ne peut plus aujourd’hui transcender la réalité, et encore avant qu’il ne cède à la nostalgie de la mémoire dans Vers un avenir radieux, son dernier film. Dans Palombella Rossa, Michele a fait son temps, comme l’atteste le penalty qu’il rate dans la piscine, car il le tire trop « à gauche » (ironie morettienne), comme si le communisme était devenu le cimetière, l’aporie, de la gauche. Ainsi sonne le glas du personnage « autarcique » et atrabilaire, au radicalisme parfois violent, que Moretti avait incarné jusqu’ici.
Par rapport au bouleversant La messe est finie, Palombella Rossa apparait parfois un peu théorique (le match de water-polo en tant que métaphore des hauts et bas de la vie), et quelques digressions sur la ligne du parti communiste italien (qui fut si puissant en Italie et dont la crise se confond avec celle du personnage) ne rencontreront peut-être qu’un faible écho chez certains. Si le film emporte malgré tout l’adhésion, ce n’est pas en raison de sa complexité narrative ou de ses considérations politiques, ni de son dispositif scénique psychanalytique (un espace clos cernant le personnage, tenu de répondre aux questions des uns et des autres) emprunté au Fellini de Huit et Demi ou de La Cité des Femmes, c’est grâce à la tendresse qui émane des scènes ayant trait à la jeunesse du réalisateur, qui regrette « les beaux après-midi de mai » de l’enfance et les pains au chocolat de sa mère. L’enfance, c’étaient les palombella rossa, c’est-à-dire autant les tirs lobés pendant les matchs de water-polo que cette image de grande orbe rouge montant dans les airs, semblable à un immense ballon rouge et concentrant toutes les croyances, tous les désirs, tous les souvenirs du petit Nanni. C’est une image presque fellinienne. Pourtant, le « mi recordo » réaliste (malgré tout) de Palombella Rossa reste bien différent du « Amarcord » (1973) de Fellini, autre « je me souviens » mais passé au prisme des riantes inventions et des fantasmes du folkore fellinien.
Strum
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Je découvre ce film (merci aux ressorties en salle) et j’ai passé un moment exceptionnel.Ce n’est pas sa fille qu’il gifle (Asia Argento toute petite, toute mignonne) mais la journaliste qui emploie le mot « trend ». ça énerve beaucoup Nanni (que tu appelles Morette une fois 🙂 )J’espère qu’il est bien remis de sa crise cardiaque et qu’il tournera encore.
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Ben oui, je me souviens de cette scène de gifle à la journaliste et j’en parle même quand je dit « crie sur une journaliste ». J’ai écrit le texte il y a un moment et je ne sais pas pourquoi je parle d’une gifle à sa fille (ou alors il y a une deuxième scène de gifle ? Je ne me souviens plus). J’espère comme toi qu’il est bien remis, et qu’il tournera encore. Je l’aime beaucoup Nanni (et pas Morette, merci !). 🙂
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