Elle de Paul Verhoeven : déni dans un monde de violence

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Attention spoilers.

L’homme est un être violent, l’acte sexuel est un acte violent, certains hommes sont des monstres.  Telle est la trinité d’affirmations pessimistes et dérangeantes qu’énonce Elle (2016) de Paul Verhoeven. Le film raconte l’histoire de Michèle (Isabelle Huppert), une femme qui se fait violer chez elle par un inconnu masqué dans la scène d’ouverture. Dans un premier temps, « Elle » se présente comme un thriller, s’articulant autour de la question de l’identité du violeur, qui harcèle Michèle de textos menaçants. Mais bien vite, on s’aperçoit que le véritable mystère du récit tient à la personnalité de Michèle. La première scène suivant le viol l’avait montrée calme et le regard vide. La voici maintenant qui ne prévient pas la police, et n’informe ses amis du viol que tardivement, sur un étrange ton détaché. Michèle vit dans un monde où les rapports, qu’ils soient familiaux ou sociaux, sont d’une violence extrême : son fils émotif qu’elle parait mépriser ne la voit que pour lui demander de l’argent, un salarié de sa société de jeu vidéo l’agresse verbalement, son amant la traite brutalement, comme un jouet sexuel. Le jeu vidéo que sa société développe réplique dans le monde virtuel la violence du monde telle que Verhoeven la perçoit. Une scène résume cette vision d’un monde de violence : alors qu’une télévision retransmet un concert de la symphonie pastorale de Beethoven, une musique capable de donner foi en l’humanité, l’image se brouille, la musique s’arrête, et l’on se retrouve à regarder BFMTV qui passe des images de guerre : même Beethoven ne peut sauver ce monde gangréné et sourd à sa musique. Michèle fait face à cette violence avec un mélange de morgue et de détachement – son ancien compagnon ne prétend-il pas que c’est elle la plus « dangereuse » ?

Pourtant, Michèle considère ces évènements avec des yeux absents, des yeux de biche morte, dont la pupille ne reflète que le néant. Dans les jeux sexuels, elle se conduit non pas comme la chef d’entreprise qu’elle est, mais comme une femme dominée et violentée, qui finit par accepter de participer à une sorte de jeu masochiste avec son violeur. Une scène dérangeante (plus encore peut-être que les scènes de viol) la montre mimer une morte pendant l’amour lors d’un jeu abject avec son amant. Le regard voilé d’Isabelle Huppert, qui possède la capacité assez remarquable de dissimuler ce que pense son personnage, rend compte de cette absence au monde de Michèle, qui vit dans le déni de la gravité de ce qui lui est arrivé (à l’instar de son fils, vivant dans le déni du fait qu’il n’est pas le père de l’enfant de sa compagne). Il y a dans Elle, ce qui est fréquent chez Verhoeven, un mélange trouble de sexe et de violence comme si pour lui, ou pour les personnages masculins qu’il met en scène, l’un n’allait pas sans l’autre. Dans ce film, plusieurs personnages masculins sont des pervers, passés à l’acte ou en puissance.

L’idée d’une femme prenant du plaisir avec l’homme qui l’a violée est par elle-même abjecte. Verhoeven la justifie en en suggérant la cause dans le passé de Michèle, ce qui sauve son film de l’abjection pour le faire entrer dans le champ de l’ambiguïté. Dans Elle, Michèle est la fille d’un homme qui a tué vingt-sept personnes dans sa rue lorsqu’elle avait dix ans. Elle a déjà été frappée et violée, et sans doute son étrange attitude vis-à-vis de son violeur trouve-t-elle son origine dans ce traumatisme d’enfance. Une analyse psychologique élémentaire voudrait qu’à l’occasion de son viol, Michèle revive des images de ce traumatisme refoulé. Or, Verhoeven voile volontairement une partie des images mentales de Michèle, et oblitère cette partie de son monde intérieur, qui remonte nécessairement à la surface. C’est l’angle mort de ce film, et son mensonge psychologique par omission, comme si Verhoeven était moins intéressé par la crédibilité humaine que par la recherche d’une constante ambiguité, de celles qui font marcher sur une arrête, en équilibre entre deux gouffres. L’ambiguïté, c’est un art dans lequel Verhoeven est passé maître, et ce film d’équilibriste, dans lequel il se glisse dans un cadre formel qui rappelle un certain cinéma français psychologique (certaines scènes font penser à du Chabrol), démontre qu’il n’a rien perdu de son talent, même si certains personnages secondaires sont taillés à la serpe (tout ce qui concerne la société de jeu vidéo a le mérite sur un plan thématique de montrer que la violence renvoie des échos dans le monde réel comme virtuel, mais n’est pas toujours convaincant).

De manière plus inattendue, Elle pose une autre question, cachée derrière son intrigue principale : si certains hommes sont des psychopathes, que faire d’eux ? Les tuer ? Michèle a souhaité la mort de son père et la mort de son violeur, et Elle la voit parvenir à ses fins, sortant soudain de son déni – à quel prix et après avoir subi quelles violences ! Mais sachant la fascination que Verhoeven éprouve pour le christianisme et le personnage de Jesus (auquel il a consacré un livre, et bientôt un film), on note avec curiosité que les deux grands psychopathes du film, le père de Michèle et son violeur, sont pour l’un, un fervent pratiquant, pour l’autre, un bon samaritain considéré par sa femme très pieuse (qui savait tout) comme un homme que la foi pourrait sauver. Il est tentant de voir là une nouvelle preuve de l’esprit satirique de Verhoeven ou de son anti-cléricalisme. Pourtant, l’esprit de satire de l’auteur est moins présent dans Elle que dans certains de ses films, et quand Michèle manie l’ironie, elle en use en tant qu’arme défensive dans sa conversation. Aussi y a-t-il autre chose à l’oeuvre que la satire dans la scène qui oppose Michèle à la femme de son violeur à la fin, à savoir un intérêt certain pour la foi et la question de l’absolution par le christianisme des tarés et des déviants, manière pour Verhoeven de relever la profonde contradiction qui se niche au coeur du christianisme, cette religion qui parle des « doux » et des « coeurs purs« , tout en ouvrant le royaume des cieux et en prenant à sa charge, c’est-à-dire en étant prête à pardonner et absoudre, les plus grands pêcheurs, les coeurs tordus et violents. C’est pourquoi le père et le violeur forment le contrechamp inavoué de ce film qui pourrait tout aussi bien s’appeler « eux« .

Strum

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24 commentaires pour Elle de Paul Verhoeven : déni dans un monde de violence

  1. princecranoir dit :

    C’est bien simple, je n’aurais pas mieux dit.
    Un petit bémol tout de même par rapport aux affirmations d’introduction imputées au seul Verhoeven. Il ne faudrait pas totalement passer sous silence le matériau littéraire qui imbibe une grande part du scénario (à mon sens perfectible) de « Elle ». Verhoeven a le génie de virer le texte de Djian à cette ironie qui lui est propre, renvoyant à leurs chapelles les dévots et les bien-pensants du politiquement correct. En effet la figure christique fascine Verhoeven, mais tant par le contenu du message lénifiant qu’il claironne (il laisse Virginie Efira s’engluer savoureusement dans sa bondieuserie) que par son martyr, cet acme de souffrance qui s’accompagne d’une forme de jouissance ouvrant vers une forme de renaissance. Nombre de ses films associent l’amour et la mort, et il parvient à inscrire celui-ci dans cette curieuse lignée. C’est bien là une des moindres qualités d’un cinéaste qui n’a, j’espère, pas fini de nous surprendre.

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    • Strum dit :

      Oui. Je ne parle pas du livre de Djian que le film adapte tout simplement parce que je n’ai pas lu le livre. Je ne peux donc pas dire ce qui dans le film relève de Djian ou de Verhoeven.

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  2. Anonyme dit :

    bah oui, merci pour le PS mais ça va de soi, Le Charme discret de la bourgeoisie c’est pas un film mexicain…

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  3. Hyarion dit :

    Paul Verhoeven est le seul cinéaste dont j’ai tous les films (ayant fait l’objet d’une édition) dans ma vidéothèque. J’ai toujours aimé son état d’esprit. Et à chaque fois que je lis le contenu d’un entretien qu’il accorde, même avec toutes ces années qui passent, je suis toujours presque tout le temps en phase avec ce qu’il dit, ce qui m’arrive rarement s’agissant d’un créateur contemporain (tous arts confondus). Après bien des années d’attente, faites de projets malheureusement abandonnés faute de soutiens financiers, Verhoeven est donc enfin revenu dans les salles de cinéma, avec « Elle », que j’ai découvert le jour de sa sortie il y a deux semaines. Je n’attendais pas Verhoeven, et je n’étais pas le seul, dans le registre du cinéma français, mais c’est finalement avec beaucoup de plaisir que j’ai retrouvé, avec ce film, le cinéaste dont la carrière, hollandaise puis hollywoodienne puis à nouveau hollandaise et finalement française, a largement montré combien il est capable de s’adapter à divers contextes tout en sachant rester lui-même dans la pratique de son art, en association avec ses scénaristes, réalisant des films qui dérangent, interpellent fortement le spectateur, mais toujours dans le bon sens me semble-t-il. Avec « Elle », Verhoeven fait ainsi un film français pour la première fois, mais il n’en fait pas moins un film de Verhoeven, réussi à mes yeux, avec cette ambiguïté et ce sens de l’ironie si caractéristiques et que tu as bien justement évoqué. Sur le fond, on retrouve les trois sujets, décidément incontournables pour tout un chacun, qu’on le veuille ou non, et que Verhoeven sait aborder comme personne, à mon sens, à la fois sérieusement et sans se prendre au sérieux, d’une manière toujours stimulante et intéressante : le sexe, la violence et la religion. Résultat : comme l’a écrit un critique, on constate que Paul Verhoeven est de retour et qu’il est très en forme, eût-il 77 ans (il a cinq ans de moins que Roman Polanski). Maintenant qu’un producteur intuitif, Saïd Ben Saïd, a pu enfin remettre en selle le réalisateur de « la Chair et le Sang » (« Flesh+Blood » ; sans doute mon film préféré du cinéaste), de « Total Recall » (le vrai, avec Arnold), de « Starship Troopers » (prophétique) et de « Black Book », espérons que Verhoeven va pouvoir continuer à faire désormais à nouveau des films, que ce soit sur Jésus de Nazareth, la Résistance française, ou un autre sujet.

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  4. Sorel dit :

    Merci beaucoup pour cette analyse qui a permis de mettre des mots sur ce que je ressentais confusément en sortant de la salle. person, j’ai beaucoup plus été intéressé par le « film psychologique français » que par le thriller lui-même.

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  5. ornelune dit :

    Je trouve assez fou qu’un réalisateur qui a si peu vécu en France, qui a passé un certain temps dans l’industrie américaine, fasse un film si français. La revue La septième obsession parle d’un viol du Hollandais à l’encontre du cinéma français et je trouve l’angle d’attaque très malin. Moi aussi je ronronne devant un tel spectacle !

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    • Strum dit :

      Il s’est en effet bien coulé dans le moule du film français, mais ce n’est peut-être pas si étonnant dans la mesure où Verhoeven est d’abord un européen de l’Europe de l’ouest, ayant qui plus est passé une année en France, au lycée ; c’est donc un familier de la culture et des usages français. « viol du hollandais à l’encontre du cinéma français » : je n’ai jamais lu la Septième obsession, mais je t’avoue que je ne suis guère friand de ce genre de formule choc (et pas de très bon goût ici, je trouve), qui me semble plus faite pour attirer l’attention que pour dire quelque chose de pertinent.

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  6. ornelune dit :

    Elle veut dire, elle veut dire ! Ne nous arrêtons pas à la formule (choc et certainement outrancière mais elle s’accorde aussi avec les images de Elle), l’article donne ses arguments.

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    • Strum dit :

      Je ne suis pas sûr que verser dans des formules outrancières soit une bonne idée pour analyser un film, fut-il lui-même outrancier (peut-être même que plus le film est outrancier, plus l’analyse critique doit se débarrasser de l’outrancier pour ne pas en rajouter et clarifier le débat). 🙂

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  8. Florence dit :

    Votre analyse est de loin la plus intéressante que j’aie lue sur ce film. J’ai vu pour ma part dans ce film la description du parcours d’une psychopathe. Je m’explique : il est fait brièvement mention du rôle qu’elle aurait eu dans le massacre commis par son père, un massacre que rien ne laissait présager. Observez la bien dans ce film, elle ne fait aucun cas des souffrances psychologiques qu’elle cause autour d’elle. Elle humilie tout le monde sans s’en émouvoir. Elle se moque totalement des émotions qu’elle provoque chez les autres. À moins qu’elle aime particulièrement les tourmenter, tout en montrant des signes d’agacement pour mieux les humilier, lorsqu’elle parvient à les faire souffrir ? Elle a des mots tellement durs pour sa mère, et en public qui plus est, qu’ils provoquent la mort de celle-ci par AVC. Quelle question pose-t-elle alors au médecin ? « Est-ce que c’est du cinéma ? ». Aucune larme à la mort de sa mère. Elle ne s’émeut pas de la souffrance des autres, ce ne sont que des pions dans son existence, des pions qu’elle manipule dans un jeu qui semble improvisé mais qui ne l’est pas du tout. Sa réussite professionnelle cadre avec cela. Elle humilie sans aucun état d’âme. Ce film est pour moi la description clinique de la psychopathie chez une femme, un sujet rare et captivant. Je poursuis : elle prévoit d’aller voir son père en prison, apprend qu’il s’est suicidé à l’annonce de cette nouvelle, que lui glisse-t-elle à l’oreille, alors qu’il est froid dans son cercueil ? Qu’elle est contente de l’avoir fait crever. Le viol qu’elle a subi l’a surtout intriguée, je crois. Elle ne ressent pas d’émotions, elle n’est pas du tout touchée et encore moins traumatisée. Seule la douleur physique et la psychopathie d’un autre pouvait l’interpeller, l’intriguer, l’attirer et lui inspirer un jeu malsain dont elle sortirait gagnante. Il devient sa proie, elle l’attire dans sa toile et se sert de son fils pour accomplir une vengeance calculée. C’est ce que comprend le personnage joué par Laurent Laffite avant de s’effondrer. Pour moi, le film s’arrête sur l’impression évidente que le père du personnage joué par Isabelle Huppert lui a transmis les gènes de la psychopathie.

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    • ornelune dit :

      Sans vouloir nullement contredire l’argument de la psychopathie, je me demande d’une part si ce n’est pas une solution un peu facile, en tout cas réconfortante pour le spectateur… Elle n’agit pas « comme on l’attend », « comme il se doit », elle edt donc forcément à classer dans les fous dangereux.

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      • Strum dit :

        Sur ce dernier point, je ne dirais pas que cette interprétation rend le film plus « réconfortant » pour le spectateur, au contraire même.

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        • ornelune dit :

          Je m’explique. « Réconfortant » parce que pouvoir dire qu’elle est une psychopathe, fait d’elle une malade, et donc une personne forcément différente. Si l’on examine le point de vue adopté je ne crois pas que le réalisateur crée de la distance entre elle et nous, spectateurs. On subit le viol avec elle. De même, on est avec elle, de son point de vue, quand elle se masturbe etc. Autrement dit, faire d’elle une malade, c’est une « solution de facilité », car nous rassurant, « réconfortant »,
          sur notre propre état de santé mentale… A mon avis, Verhoeven est plus trouble que cela. Enfin c’est ainsi que je le vois.

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          • Strum dit :

            Je comprends ce que tu veux dire, mais je ne crois pas que cette interprétation (qui se tient sur un plan psychologique – de même que celle du déni que je proposais) crée de la distance ni ne dissipe le trouble que l’on ressent devant le film car beaucoup de personnages ont un comportement « trouble » (et pas seulement elle même s’il y a ici comme des dégradés de comportements troubles), ce qui donne une vision dérangeante (et très noire), dans son ensemble, de cette humanité dont nous faisons partie.

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    • Strum dit :

      Bonjour et merci (je réponds avec retard, je n’avais pas vu votre commentaire). Votre interprétation se tient, et à tout le moins repose sur une argumentation solide. Ce qui est certain c’est que cette femme a des troubles psychologiques majeurs (on peut le comprendre). Qu’on ne sache pas ce qu’elle pense vraiment (l’interprétation comme absente à elle-même d’Isabelle Huppert y joue) contribue à la difficulté d’interprétation de ce film volontairement opaque et sur la corde raide.

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