Les Choses de la vie de Claude Sautet : l’endroit et l’envers de la vie

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Les Choses de la vie (1970) de Claude Sautet est un film bouleversant qui évoque une mort pour mieux dire la douceur de la vie et des petits riens qui filent la trame de ses jours. Le film commence sur les lieux du terrible accident de voiture de Pierre (Michel Piccoli) et donne la parole aux témoins du drame qui tentent d’en reconstituer les faits incertains. Puis, Sautet remonte dans le temps jusqu’aux derniers jours de sa vie, nous faisant devenir témoins nous aussi de ses dernières décisions. On reconnaît là un procédé classique du film noir, genre par lequel Sautet commença sa carrière avec Classe tous risques (1960), à ceci près qu’il y a ici non une intrigue à démêler mais les actes d’un homme à comprendre.

C’est un film où le regard du cinéaste se dédouble selon qu’il se place au moment de l’accident ou pendant les jours qui le précèdent. Le récit est scandé de plans détaillant au ralenti l’accident de voiture et ces images récurrentes font figure de memento mori projetant l’ombre de la mort sur la vie de Pierre. Du fait de sa construction en flashback, tous les plans du film sont de l’ordre du souvenir, les souvenirs d’un homme qui va mourir. Un montage très fluide, témoignant d’une maitrise cinématographique souveraine, permet cette intrusion constante, au moyen d’inserts visuels, du souvenir et des pensées dans le quotidien de la vie, montrant son envers mélancolique. Le film décrit la vie elle-même et intègre la mort comme un évènement en faisant partie.

La vie de Pierre aussi est double. Il ne peut se résoudre à perdre son ancienne vie, celle qui le rattache à sa première femme Catherine (Lea Massari) et à son fils, et qui resurgit sous la forme de souvenirs heureux, illuminés par le soleil des étés à La Rochelle (un beau travail sur la lumière caractérise chaque lieu). Au moment de partir vivre en Tunisie, il repense à cette ancienne vie, aux souvenirs du passé, qui barrent l’horizon de sa nouvelle vie avec Hélène (Romy Schneider) et l’empêchent de partir. Dans le rôle de Pierre, Michel Piccoli, cigarette rivé aux lèvres, est prodigieux de douleurs rentrées, qui explosent régulièrement en colère noires. Même ses élans de douceur semblent cacher des orages intérieurs : que l’on songe à ce « non » à la fois si doux et si violent dans la scène d’adieu dans la voiture. Les regards tristes que jettent ses yeux, sous ses sourcils broussailleux, expriment son mal de vivre (celui de Sautet lui-même ?), sa difficulté à embrasser une nouvelle vie, libérée de l’ombre du souvenir. Il est écartelé entre deux vies, entre deux femmes. En femme blessée qui attend et qui essaie de comprendre, Romy Schneider est merveilleuse, tellement belle et émouvante. Cette actrice était un soleil. Les dialogues de Dabadie sont remarquables et tous ceux entre Piccoli et Schneider sonnent si vrais qu’on a l’impression d’être là, de regarder l’intimité d’un couple. Sautet, Piccoli et Schneider feront plusieurs autres films ensemble durant les années 1970. Dans Max et les ferrailleurs (1971), notamment, cette idée d’un homme miné par le mal de vivre, qu’une femme tente de comprendre sera développée jusqu’au tragique. Dans César et Rosalie, au contraire, c’est une femme qui fera attendre ses deux amants.

On retrouve également cette nature double dans la musique magnifique de Philippe Sarde. La douceur mélancolique du thème musical d’Hélène vous rend triste et heureux en même temps. « Ce soir, nous sommes septembre et j’ai fermé ma chambre / le soleil n’y entrera plus / Tu ne m’aimes plus » dit la chanson chantée par Romy Schneider (qui ne fait pourtant pas partie de la bande son du film). Car Pierre, qui sans doute ne comprend pas ce qu’il fait lui-même, décide de quitter Hélène et lui écrit une lettre de rupture qu’il met dans sa poche peu avant l’accident. Tout aussi mystérieusement, la crise passe ; Pierre ne veut plus quitter Hélène, il veut au contraire l’épouser. La chose arrive simplement : c’est une « chose de la vie« . Et c’est alors que frappe le destin, au moment même où la vie a retrouvé pour Pierre son sens et sa stabilité. Toute la scène de l’accident de voiture est filmé avec un découpage qui en décuple l’impact. En multipliant les points de vue autour de l’accident, pendant et après, Sautet en montre l’effet sur les protagonistes principaux. En filmant l’accident sous ses divers angles, il transforme un instant de dix secondes en durée dans le temps. Il fait de l’accident une autre « chose de la vie », à l’ombre longue celle-là, et son caractère fataliste est mieux ressenti par le spectateur dans cette durée, dans ce temps distendu par le film, qui traduit le sentiment d’attente des protagonistes attendant le verdict des secours.

La deuxième partie du film, celle de l’attente, qui mêle les visions de Pierre, les scènes impliquant les témoins de l’accident (qui attendent comme nous), les scènes autour de Romy Schneider, et le suspense tournant autour de la lettre de rupture qu’Hélène pourrait trouver, est un maelström d’émotions. Ces séquences rendent compte de l’étendue de la vie d’un individu (Nabokov n’a-t-il pas écrit que la conscience d’un homme est plus riche que le cosmos ?) et disent tout le talent de Sautet : outre la justesse des annotations psychologiques, son sens du récit impressionne. Ce sont les visions de Pierre et la voix off de Piccoli que l’on garde surtout en mémoire, et notamment cette séquence de mariage rêvé dont la chute paraît sortie d’un film de Bunuel : à la table de mariage, un panoramique révèle les amis d’un côté, les témoins de l’accident de l’autre. Le rêve de Pierre se croyant dans l’eau à côté du bateau qui s’en va est une autre vision marquante, métaphore d’une conscience qui disparait dans le néant. Une métaphore douce comme l’eau dormante où cette conscience se dissout et universelle par sa portée, si bien que Les Choses de la vie échappe au marquage de son époque malgré les images de la France d’alors qu’il charrie et l’étiquette abusivement accolée à Sautet de cinéaste de la bourgeoisie des années 1970. Le plan final qui se dissipe dans la buée du souvenir arrache des larmes. Un des plus grands films du cinéma français.

Strum

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16 commentaires pour Les Choses de la vie de Claude Sautet : l’endroit et l’envers de la vie

  1. Bonjour Strum,

    Je pourrais reproduire exactement la même phrase que mon précédent commentaire, juste en modifiant le nom du réalisateur : mais quelle bonne idée de revenir sur ce film, du réalisateur Claude Sautet que j’affectionne particulièrement. Sauf que ce film est aussi un de mes films préférés ! Pour toutes les raisons que tu mentionnes, tant il soulève des questions existentielles importantes : comment reconstruire sa vie lorsqu’on se souvient avec acuité des moments de bonheur partagés en famille, comment concilier l’amour d’une femme et son devoir paternel, comment continuer à insérer dans sa vie un ami de toujours (joué excellemment par Jean Bouise) alors qu’il demeure un étranger pour sa nouvelle compagne. Et puis tous ces moments de joies simples partagés dont il reste un sourire, un regard, un geste. Un film sur le doute, les hésitations, la fuite, sur l’amour filial, fraternel, conjugal mais aussi l’amour qui dévaste tout et qui fait dévier la trajectoire d’une vie. Tous ces manques, ces non-dits, cette difficulté de vivre une nouvelle histoire d’amour lorsqu’elle s’inscrit dans une vie déjà bien construite et qui demande de grands sacrifices pour voir le jour. Et quelle dernière scène magnifique, celle de l’épouse « officielle » qui pose un geste d’une belle générosité, un geste de réconciliation et de bienveillance. Ce film est un petit bijou, j’ai presque envie de dire qu’il nous réconcilie avec le genre humain.

    Sur ces bonnes paroles, je te souhaite une excellente journée Strum 🙂

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  2. modrone dit :

    Admirable série que les films de Sautet années 70. Mais je ne peux pas tellement en parler sereinement, j’avais 20 ans pour Les choses de la vie, et la nostalgie peut parfois être mauvaise conseillère. Admirable quand même, cela va de soi.

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  7. princecranoir dit :

    Revu le film hier soir, lu ton article ce matin : tout y est. La conscience d’un homme qui apparaît comme des flashs venus du passé. On dit qu’au moment de mourir on voit sa vie défiler. Sans doute y avait-il cela déjà dans le roman de Guimard que je n’ai pas lu, mais Sautet l’a si bien filmé, si bien monté, si bien dialogué par Dabadie. Et dire qu’il voulait arrêter la réalisation après « l’arme à gauche ». Evidemment l’émotion naît aussi de la mélodie inoubliable de Sarde, sans doute une des plus belles du cinéma. Mais elle s’exprime avant tout à travers le jeu des personnages, le rayonnement de leurs acteurs. Romy sortait de « la Piscine », je la retrouve ici encore plus belle. Et Michel Piccoli qui s’interroge, cette confusion des sentiments, cette fuite en avant, un homme pressé. Pressé de mourir ? Elle a fini par le rattraper, comme tous, mais comme l’avait écrit Giraudoux, « que de détours j’aurais faits sur ma route, (…) j’aurai droit à la mort. »

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  10. Marcuse dit :

    Belle analyse de ce grand film de Claude Sautet. Je ne sais pas exactement ce que peut être le ressenti d’un spectateur trop jeune pour l’avoir découvert à sa sortie. Je me posais la question quand je voyais les Lubitsch, Chaplin… les films dont je n’avais pas été contemporain. Mais je lis donc que les émotions, comme la qualité de montage de Sautet sont encore d’actualité. Pour nous qui avions une vingtaine d’années, le souvenir des films de Sautet est une fête. Voyez donc César et Rosalie que je ne cesse de visionner encore régulièrement pour retrouver des sensations de cette époque et cette légèreté profonde, si cet oxymore peut traduire ce que furent pour beaucoup les seventies…

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    • Strum dit :

      Merci beaucoup. Les grands films traversent les époques, comme les grands livres, et c’est à cela qu’on les reconnait à mon avis. Se poserait-on la question pour un grand Balzac par exemple ? Le cinéma est un art qui préserve le passé.

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      • Marcuse dit :

        « Le cinéma est un art qui préserve le passé. » Certes mais je pense que le contemporain de l’œuvre, quelle qu’elle soit, bénéficie d’un « supplément d’âme » du fait qu’elle se situe dans son actualité. Après c’est le recul qui devient un avantage…

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        • Strum dit :

          Je ne sais pas. Le contemporain de l’oeuvre est-il capable de percevoir ce qu’elle capture du contemporain alors même qu’il fait partie intégrante de l’époque ? Je pense effectivement que le recul est un avantage et que la conscience des choses vient mieux quand elle est tournée vers le passé.

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