Chien Enragé : le polar néoréaliste et métaphysique d’Akira Kurosawa

Chien enragé

Chien Enragé (1949) d’Akira Kurosawa fait partie des films néoréalistes que Kurosawa a consacrés au Japon de l’après-guerre. C’est un des films-somme de Kurosawa, où sa virtuosité technique lui permet à la fois de décrire une époque et d’exprimer sa conception humaniste de l’existence. C’est aussi, ainsi qu’il l’expliqua dans Comme une autobiographie, un film où il eut à coeur d’exprimer au mieux sa propre « vision » de l’histoire, après Le Duel Silencieux (1949 également) dont il n’était pas entièrement satisfait. Pour rester totalement maître de son film, Kurosawa (qui admirait Simenon) écrivit d’abord un court roman policier, dont il tira ensuite un scénario conservant l’aspect procédural du récit ; Kurosawa, cinéaste pédagogue, a toujours aimé filmé les procédure, qui en disent long sur les hommes et leur pays. L’histoire du film est en apparence simple : le détective Murakami (Toshiro Mifune) se fait voler son pistolet et parcourt Tokyo pour le retrouver, alors que l’arme commence à être utilisée par le voleur pour commettre ses méfaits. Mais en déroulant ce fil narratif dans une direction inattendue, Kurosawa tire en chambre noire et blanche une saisissante photographie du Japon de l’après-guerre.

Ce postulat de départ permet à Kurosawa de filmer Murakami comme un homme à la poursuite de quelque chose. Revêtu de son uniforme usé de soldat démobilisé, filmé avec une caméra qu’Ishiro Honda dissimulait sous son manteau quand l’équipe du film traversait incognito les quartiers interlopes du Tokyo de l’après-guerre, Murakami sillonne la ville pareil à un chien errant. Il descend dans les entrailles de Tokyo où se retrouvent les enfants perdus, les yakuza, les prostituées, les parias, tous les perdants de l’après-guerre au Japon. Toute cette séquence d’errance est presqu’entièrement muette, sauf les sons de la ville et les chansons américaines crachées par les haut-parleurs, et est montée par Kurosawa en fondus enchainés d’images brèves où Mifune entre et sort des plans en marchant. Déjà, les fondus enchainés traduisent ce que Murakami va comprendre pendant le film : la confusion des mondes, la porosité de la frontière entre le monde d’en haut auquel appartient maintenant Murakami et le monde d’en bas auquel appartient Yusa, le « chien enragé » qui lui a volé son arme. Déjà, tout est dit par la mise en scène. Car c’est dans L’Ange Ivre (1948) et Chien Enragé que Kurosawa a défini sa manière, ce mélange expressif empruntant à la fois au néoréalisme italien et à l’expressionnisme, où les plans sont propulsés latéralement par une science innée du découpage et du montage, cette manière si particulière qui a créé ce miracle d’expressivité et d’énergie qu’est l’image selon le Kurosawa des années 1948-1954, une image qui semble avoir la fièvre. D’ailleurs, Chien Enragé, qui se déroule lors d’une canicule estivale, est un film qui donne physiquement chaud au spectateur, où les personnages semblent se débattre contre la fièvre, où l’on s’éponge continuellement le front. Certains plans éblouis de soleil (c’est un film presque entièrement tourné en extérieur) paraissent blanchis à la chaux et même le costume de Murakami est tout blanc. Il n’existe pas de film policier aussi éclatant de blancheur (couleur neutre du choix) que Chien Enragé. Et lorsqu’éclatent les averses drues qui tombent lors des moments clés du récit, on a l’impression qu’elles ont été appelées par les images de chaleur du film.

« Tous ceux qui errent ne sont pas perdus » dit le poète. Mais dans Chien Enragé, les errants sont les damnés de l’époque et ils sont perdus corps et âmes. Dans L’Ange Ivre, Kurosawa filmait un étang sale dont les miasmes étaient la métaphore du Japon de l’après-guerre. Dans Chien Enragé, la métaphore ne suffit plus et Kurosawa filme ce qu’il voit en volant à la ville ses noirs desseins, en descendant dans les bas-fonds plus avant que dans L’Ange Ivre. Mais Kurosawa ne filme pas pour enregistrer et condamner. Il ne filme pas non plus, à l’instar de Mizoguchi, avec le regard (en apparence) serein d’un artiste acceptant le monde tel qu’il est selon les préceptes bouddhistes. Il filme à la fois en métaphysicien et en humaniste rageur. Il filme en déterministe désireux de comprendre, d’exhumer les causes sociales premières du comportement du chien enragé, ce soldat démobilisé qui vole et tue avec le pistolet de Murakami, mais aussi et surtout en humaniste qui croit au libre arbitre et à l’action pour dire que Murakami aussi, au moment de la démobilisation, fut un chien perdu, mais que lui décida de se battre pour ne pas devenir un chien enragé. Kurosawa filme pour que ses personnages se révoltent contre l’ordre des choses. Son humanisme est lié à sa croyance en l’individu, qu’il oppose au groupe. Cette dialectique et cette tension entre l’individu et le groupe, on la retrouve dans nombre de ses films et notamment Les Sept Samouraïs.

Dans sa quête, Murakami finit par croiser le chemin de Sato (Takashi Shimura), un vieux détective qui représente l’ancienne école, laquelle prétend qu’un policier doit faire son travail et arrêter Yusa sans se demander pourquoi il est devenu chien enragé. Murakami, lui, essaie de comprendre, et cela permet à Kurosawa, qui aime les confrontations de points de vue, de mettre en scène les visions du monde opposées des deux détectives (même si leur relation est celle d’un mentor et de son disciple, fréquente chez le réalisateur), dans des compositions de plans triangulaires qui lui sont propres où chaque pointe du triangle rend compte d’une vision du monde. Cela donne au film des allures de « buddy movie » avant l’heure, genre dont le cinéma américain sera friand, les deux acteurs fétiches de Kurosawa (Mifune et Shimura, fantastiques) se partageant des rôles bien définis.

Le véritable rôle de Murakami, il le réalise au bout d’un certain temps, c’est de retrouver non pas son pistolet, mais son double. Yusa, le chien enragé, a habité dans les mêmes lieux misérables que lui, s’est fait comme lui dérobé son sac lors de la démobilisation du Japon et ne vole que pour payer une robe à la femme qu’il aime. La parenté du film avec les livres de Dostoïevski, que Kurosawa adorait et dont il a magnifiquement adapté L’Idiot en 1951, est à cet égard évidente. Comme nombre de Kurosawa et nombre de romans de Dostoïevski, Chien Enragé traite du thème du double. Mifune finit par réaliser qu’il se poursuit lui-même. Il poursuit ce qu’il aurait pu devenir si le destin avait été autre. Voilà ce qui le fascine dans son enquête plus proche de la quête : se voir dans un miroir déformant. Or, si le meurtrier est son double, c’est donc son frère. Si c’est son frère, il ne peut que l’aimer, qu’éprouver pour lui une forme de compassion, pareil à Mychkine qui aime un meurtrier (Rogojine) dans L’Idiot. D’ailleurs, à la fin du film, quand Yusa apparait, n’a-t-il pas un visage fiévreux d’épileptique comme Mychkine? Quand Yusa tremble de tout son corps, couché dans l’herbe après la superbe scène de poursuite finale, n’est-ce pas une crise d’épilepsie qui le saisit, comme Mychkine ? La tension qui traverse les films enfiévrés du Kurosawa des années 1948-1954, avec leurs triades visuelles constantes dynamisant l’écran, n’est-elle pas l’équivalent de l’effervescence des scènes de groupe de Dostoïevski où s’affrontent des volontés antagonistes représentant des points de vue différents sur le monde ?

Néoréaliste et humaniste, physique et métaphysique, voilà donc le Kurosawa de Chien Enragé. C’est l’un des plus fabuleux films policiers jamais réalisés, toutes époques et tous pays confondus. Dans son livre Comme une autobiographie, Kurosawa affirme « qu’aucun tournage ne s’est passé avec moins d’accroc que Chien Enragé. Même la météo semblait coopérer ». En voyant le film, on n’en doute pas une seconde.

Strum

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17 commentaires pour Chien Enragé : le polar néoréaliste et métaphysique d’Akira Kurosawa

  1. modrone dit :

    Voilà encore un article excellent. Un film que j’aime beaucoup. Quel maître que A.K. Je possède le très beau coffret Chien… , Les salauds… et Entre le ciel…
    « Au chien enragé ne reste que la ligne droite » est le titre du billet que j’ai consacré à ce film. Et comme tu as raison sur les parentés, le Néoréalisme, Simenon,Dostoïevski.

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    • Strum dit :

      Merci eeguab. Chien Enragé est un des jalons de ma cinéphilie et c’est un de mes Kurosawa préférés. La « ligne droite » du Chien Enragé en effet, que Kurosawa figure dans le film par un plan sur la ligne de chemin de fer alors que le train avance.

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  2. Martin dit :

    J’ai lu ta chronique entre les lignes… après avoir laissé passer l’occasion de voir le film. Ce que je viens de lire me donne des regrets de l’avoir loupé ! Il ne me reste qu’à espérer que ce soit partie remise…

    Je connais encore très mal Akira Kurosawa et surtout dans sa veine néoréaliste. La découverte l’année dernière de « Je ne regrette rien de ma jeunesse » m’a ouvert une porte que je ne compte pas refermer de sitôt. Il faut que je reconnaisse toutefois que mon prochain Kuro pourrait bien être « La forteresse cachée », qu’a priori, je ne classe pas dans la même catégorie.

    Au plaisir d’en reparler le moment venu, Strum-san ! 😉

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  3. Strum dit :

    Konnichiwa Martin-san 🙂

    Kurosawa a fait beaucoup de grands films, dans des genres différents, et on peut le découvrir par différentes entrées (il faut quasiment tous les voir). Pour Chien Enragé, que tu peux trouver en dvd et qui sort bientôt en blu-ray, ce n’est que partie remise. Quant à la Forteresse Cachée, c’est un film plus léger sans les ambitions métaphysiques et humanistes d’un Chien Enragé, mais c’est un formidable film d’aventures avec une mise en scène admirable.

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  4. villaseurat dit :

    Je découvre ton blog. J’ai commencé bien sûr par un de mes ( ou peut-être mon ) cinéaste préféré. Et par les deux films que j’ai vu ici sur les trois. Les sept samouraïs et Chien enragé.
    Tes études sont absolument passionnantes. Je ne suis pas un spécialiste cinéma, juste un fan. Certains films, cela me serait difficile de dire pourquoi je les aime. Cest pourquoi je reviendrais sur ton blog. Il y a tellement de choses. Ne serait-ce que pour Kurosawa, comme tu le dis si bien, il y a tellement à dire. Bravo encore pour ton blog.

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  11. Valfabert dit :

    Très beau texte. Grand film.

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    • Strum dit :

      Merci beaucoup Valfabert. J’ai beaucoup d’affection pour ce film. C’est un des films qui ont marqué mon parcours de cinéphile, en me faisant derechef réaliser que les grands réalisateurs avaient décidément une voix propre.

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  13. Très gand film en effet, vu la semaine dernière. Et effectivement, ce qui m’a beaucoup touché c’est comme tu le dis que Kurosawa filme en déterministe désireux de comprendre, d’exhumer les causes sociales premières du comportement du chien enragé : tout le monde a ses raisons comme dirait l’autre !

    Le très touchant personnage d’Harumi (à mon avis un des pivots du film), la copine de Yusa, confirme ce que tu dis : chienne enragée au début (avec la scène hallucinante où elle danse avec sa nouvelle robe), elle en vient même à renier sa mère (au Japon, ce n’est pas rien) pour se « ranger » vers la fin : c’est dire si la frontière entre les enragés et les Murakami est poreuse …

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