On raconte que l’anecdote suivante inspira à Hoffmann ses contes, écrits de 1808 à 1815 : Un fou regardait silencieusement couler un fleuve. Rompant le silence, il dit à son docteur : « Je me demande si je suis la chose qui est là-bas, dans le courant, ou bien si je suis la chose qui regarde couler le fleuve ». La rêverie qui préside au romantisme allemand et anglais trouve dans cette anecdote un inépuisable éperon. Le rêveur romantique s’est beaucoup demandé au 19è siècle, lorsqu’il écrivait, se promenait, lisait, où il se trouvait vraiment. Son esprit se détachait-il de son corps par la pensée ? Voyageait-il à l’intérieur de ses rêves ? Sa vraie vie n’était-elle pas dans cet autre monde que lui tendaient ses rêves comme un miroir ? 170 ans plus tard, Michael Powell ouvrait son autobiographie, Une vie dans le cinéma, par ces mots : « Toute ma vie, j’ai aimé l’eau qui coule ».
Michael Powell et Emeric Pressburger s’étaient baptisés « Les Archers », et n’étaient pas peu fiers de cette appellation choisie pour leur société de production et lancée à la face de l’industrie cinématographique anglaise. On peut y voir une triple référence : au moyen-âge d’abord, époque vers laquelle le romantisme anglais tournait ses regards, à l’Angleterre ensuite (via le poème de Conan Doyle intitulé La Chanson de l’Arc) souvent glorifié par ce même romantisme et enfin à l’idée si répandue chez les romantiques d’une équipe, d’un cénacle d’artistes pouvant compter l’un sur l’autre à la vie à la mort, prêts à défier tels des chevaliers échappés de légendes celtiques les conventions de leurs temps.
Ce seul nom d’ «Archers » suffirait à désigner Powell et Pressburger comme les enfants du romantisme anglais. Mais c’est avant tout leur œuvre qui d’outre-tombe parle pour eux. De 1943 (Colonel Blimp) à 1951 (Les Contes d’Hoffmann), Powell et Pressburger signèrent une extraordinaire série de films tous imprégnés de l’esprit du romantisme anglais, qui fut prodigue en grands poètes au 19è siècle (Coleridge, Shelley, Keats, Byron, etc…) mais en comparaison moins riche en grands auteurs de fiction (malgré Walter Scott) ou de théâtre. A plus d’un siècle de distance, Powell et Pressburger comblèrent miraculeusement ce vide relatif (tout du moins, furent des continuateurs du mouvement romantique, si caractéristique de l’esprit anglais) en apportant au cinéma un ton parfaitement original, qu’on pourrait qualifier d’intemporel mais qui semble aussi issu d’un lointain passé, pareil à un air frais longtemps conservé dans un vieux donjon et s’échappant soudain par une fenêtre ouverte.
Lorsque l’on regarde un film de Powell et Pressburger de cette époque, il arrive que l’on se demande si l’on est bien éveillé, comme si la poussière lumineuse que l’on croit parfois distinguer sur le tain de l’écran dans leurs films (pluie d’or, maquillage à la fois expressionniste et pointilliste, yeux brillants de folie ou de désir) était celle d’un « marchand de sable ». Cette impression de rêve est celle d’un rêve aérien. Deux facteurs essentiels contribuent à cette impression : d’abord, le soin apporté aux décors de leurs films, peut-être hérité de l’émerveillement des romantiques redécouvrant et s’enivrant de la campagne anglaise, et ensuite, des cadrages qui s’ordonnent très souvent selon un axe vertical ou simplement surélevé.
Parce qu’ils sont si singuliers, et ont indirectement influencé de nombreux cinéastes contemporains, à commencer par ceux du Nouvel Hollywood (où les travellings ou plans vus du plafond ou du ciel sont légions, par exemple chez Coppola et De Palma), il faut évoquer en premier ces cadrages verticaux. La figure clef des prises de vue chez Powell et Pressburger, c’est la surélévation par rapport à l’image, la plongée (accompagnée de contre-plongées ou non). Maintes fois, dans Les Chaussons Rouges, Les Contes d’Hoffman et d’autres films, la caméra surplombe la scène, comme si elle était chaussée d’ailes. Elle fait ainsi écho aux nombreuses allusions au vol que l’on trouve dans certains poèmes de Shelley et Blake. Voyez, par exemple, les images suivantes, tirées respectivement des Chaussons Rouges, de Colonel Blimp et du Narcisse Noir :
Ces plongées, intermédiaires, légères, voire quasi-verticales, nous donnent à voir les mondes cinématographiques de Powell et Pressburger d’en haut, comme si nous volions, comme si des ailes ou des chaussons ailés nous avaient poussé. A mesure que ces scènes se déroulent, nous sommes pris d’un doux sentiment de roulis, de balancement aimable, renforcé par les strates successives typiques des plans souvent composites de Powell (s’agissant des images ci-dessus : voilage comme d’un papillon pour le plan des Chaussons Rouges ; fondu enchainé pour le plan du duel de Colonel Blimp où la caméra s’envole et semble traverser le plafond de toile de la réalité ; peinture sur verre suggérant le lointain pour le plan du Narcisse Noir) qui renforcent l’épaisseur du monde qui gît à nos pieds. Survient peu à peu cette étrange sensation que le monde que nous voyons à l’abri de nos ailes est familier, voire même, qu’il sort de nos propres rêves, ainsi qu’un auteur pouvant voir ses visions prendre forme devant lui, si bien que l’on en apprend parfois sur soi-même. Ce monde nous appartient autant que nous lui appartenons puisque nous y volons. De même que le thème du vol, le thème de l’appartenance réelle à un autre monde que celui de la réalité est récurrent dans le romantisme. Il tend à désigner le monde comme une scène de théâtre (l’idée est ancienne) oblitérant le véritable monde qui ne se dévoilerait que par le prisme de l’art, au cours de nos rêves aériens. Et il est vrai que dans tous les films de Powell et Pressburger de cette époque, même ceux qui n’ont pas directement comme cadre une scène comme Les Contes d’Hoffmann ou Les Chaussons Rouges, le spectateur a le sentiment que les évènements du film se déroulent à un moment ou à un autre sur une scène de théâtre.
Ces observations nous livrent immédiatement une grille de lecture possible de ces films : Les Chaussons Rouges mettent en scène une ballerine dont le destin tragique n’est pas sans ressemblance avec celui du personnage du conte d’Andersen qu’elle incarne ; Colonel Blimp relate une vie passée en quête d’un amour perdu, comme si la vérité résidait dans le visage d’une femme morte errant dans l’autre monde ; Le Narcisse Noir montre des personnages en quête d’absolu, cherchant dans la nature, par la privation, le contrôle de soi, la méditation ou le dérèglement des sens, selon les cas, les traces de l’existence d’une autre réalité et s’efforçant de la servir au mieux ; A Canterbury Tale suit des personnages ne sachant pas encore quelle vie mener et recevant à la fin du film une sorte d’illumination à Canterbury, lieu de pèlerinage par excellence du moyen-âge anglais ; Je sais où je vais conte l’histoire de deux jeunes gens tombant amoureux l’un de l’autre, mais qui n’acceptent cet amour que lorsqu’il se nimbe d’une vieille légende familiale au détour d’une visite de château écossais ; la totalité des Contes d’Hoffmann est comme une suite de rêves ou de réminiscences à l’intérieur d’un rêve ; dans Une question de vie ou de mort, un mort en sursis passe allègrement du monde des morts à celui des vivants. Ainsi, à chaque fois, les personnages de Powell et Pressburger cherchent la vérité de leur vie dans un ailleurs, un monde rêvé. C’est cet ailleurs qui transforme les personnages. A cette aune, Powell, bien qu’il admirât Bunuel pour sa capacité à abolir les frontières dans ses films entre la réalité et le rêve, était bien davantage un héritier du romantisme qu’un surréaliste, mouvement qui l’attirait pourtant (il faut dire que certains poèmes romantiques, ainsi du Kubla Khan de Coleridge, sont des poèmes surréalistes avant l’heure). Mais, le surréalisme, qui entendait faire la synthèse de l’idéalisme philosophique allemand (tel qu’incarné par Hegel) et du romantisme, était autant un mouvement artistique que politique, qui prônait la transformation de la société, alors que Powell et Pressburger ne s’embarrassaient pas de considérations politiques. Chez eux, il n’y avait pas lieu de transformer la société ; c’était au contraire les personnages de leurs films qui étaient transformés par leurs rêves ou par cet ailleurs indéfini auquel leurs films faisaient allusion.
(la suite dans la deuxième partie de cette étude)
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