Deuxième partie de notre étude sur le cinéma de Michael Powell & Emeric Pressburger. La première partie est ici.
Si le monde est une scène, peut-on rapprocher l’art de Powell et Pressburger du théâtre ? Dans un texte de 1951 intitulé Théâtre et Cinéma, André Bazin rappelle qu’une des principales différences entre le théâtre et le cinéma réside dans notre rapport avec les personnages. Le cinéma par ses gros plans, ses incitations sonores, sa progression dramatique, favorise l’identification avec un personnage, sous la forme d’une adhésion passive. Au théâtre, la présence physique simultanée sur scène de plusieurs personnages rend cette identification plus difficile, car le théâtre est avant tout affaire de situations dramatiques ou comiques, d’oppositions presque abstraites entre personnages sans que l’on prenne toujours parti. Les personnages de théâtre, dont on peine souvent à apercevoir les visages, et ce sont les visages qui parlent le mieux d’un être, sont comme dilués dans les situations (le mari, la femme, l’amant, etc…) qu’ils confrontent.
Rien de tel chez Powell, où chaque personnage tant soit peu important acquiert un caractère autonome. Ce n’est pas seulement dû aux qualités d’écriture de Pressburger capable de cerner ses personnages en quelques ligne de dialogues et d’en souligner les faiblesses et l’humanité avec une chaleureuse indulgence ; cela tient aussi pour une grande part à la manière dont ils sont filmés. Lorsque Powell cadre un personnage important en gros plan (et cela arrive souvent), sans rien omettre du maquillage de l’acteur ou l’actrice (ce qui confère parfois à leur visage une texture de masque), on a l’impression que ledit personnage se détache du fond du cadre, comme s’il ne lui appartenait, comme si le décors et le personnage se situaient sur des plans de réalité différents, ce qui est autre chose qu’un effet habituel de profondeur de champ ou de transparence. Avec Erwin Hillier, son directeur de la photographie sur les films en noir et blanc A Canterbury Tale et Je sais où je vais, il recourrait à une palette d’ombres expressionniste faisant ressortir les corps et les visages de l’obscurité. Avec Jack Cardiff, son directeur de la photographie sur les films en Technicolor Le Narcisse Noir et les Chaussons Rouges (et opérateur caméra sur Colonel Blimp), sans jamais renier sa palette expressionniste, il utilisait des filtres et parfois modulait individuellement les couleurs pour mieux faire rejaillir telle partie du cadre, tel costume coloré et plein d’aplomb, tel visage arrogant, telle ombre pesant comme un nuage sur un personnage, allant jusqu’à mélanger le noir et blanc et les couleurs sur Une Question de Vie ou de mort. Mais Powell était aussi un maître de la durée, qu’il étendait à sa guise, et de l’instant qu’il savait arrêter : pour suspendre le temps sur le visage d’un personnage et mieux peindre son expression, il lui arrivait souvent de ralentir légèrement la vitesse de défilement de l’image. Toutes ces déclinaisons, presque imperceptibles à l’écran, de l’arc-en-ciel et du temps, ne contribuent pas peu au sentiment de rêve que produisent ces films. En modelant à la manière d’un sculpteur des visages et des corps dans l’espace de ses films, il imprimait ses personnages sur notre rétine et notre cerveau.
Voici deux gros plans qui diront cela mieux que moi :
Incidemment, faut-il parler ici d’attitudes « théâtrales » ? Non, car le mot est trompeur. Bien que le terme « théâtral » soit utilisé parfois pour décrire une gestuelle ou une posture emphatique ou figée d’un acteur, il suggère improprement un rapprochement avec le théâtre alors que cette individualisation du visage ou du corps d’un personnage est propre au cinéma et est à l’opposé du théâtre, art de situation, qui dans sa conception moderne tend d’ailleurs de plus en plus vers un art abstrait. Si l’on devait choisir un adjectif pour qualifier les poses des personnages ci-dessus, ce devrait être « statuaire » ; ils apparaissent figés dans l’expression de leurs sentiments, comme le seraient des statues.
En outre, parce que les films de Powell et Pressburger sont des films-mondes, c’est-à-dire des films qui sont d’une telle cohérence formelle et thématique, jusque dans leurs moindres détails, que l’on croit que leur monde ou leur cadre précède l’histoire racontée, ils donnent le sentiment qu’il existe un vaste domaine derrière et à côté de l’écran, lequel ne serait alors qu’un « cache » pour reprendre le terme de Bazin dans l’article précité. Là aussi se révèle une différence significative avec le théâtre, qui n’est que l’écrin d’une scène aux dimensions limitées entièrement révélée aux spectateurs assis devant elle. Au contraire, le monde des films est d’une dimension infinie. Dans le tome 2 de son autobiographie, Million Dollar Movie, Powell dit que le cinéma, «c’est le mouvement ». C’est le contraire du théâtre, qui est statique par essence, car si les comédiens sur une scène bougent, nous n’avons évidemment jamais le sentiment de nous mouvoir avec eux, de voler au-dessus de la scène. Et Powell de tirer le meilleur parti de cette observation dans ces films, en multipliant les points de vue, les cadrages étonnants mettant en valeur ses décors ou la campagne anglaise, multipliant les points de fuites et les perspectives, qu’il filme des ciels rouges ou des palais, pour nous emmener plus loin dans les airs, plus haut dans le ciel de ses films, plus près du soleil où peut-être l’on se brûlera les ailes, où lui et son alter ego Pressburger se sont peut-être brûlés les ailes à force de voler trop haut (après 1951, ils continuèrent à travailler ensemble mais sans retrouver l’inspiration de leur période dorée).
Ces prouesses et ce sentiment de rêverie ne sont possibles et crédibles que parce que Powell attachait une importance fondamentale, maniaque, aux décors de ses films, qu’ils s’agisse de décors naturels comme ceux de Je sais où je vais et A canterbury tale, où des décors de studio fastueux et déformés, scintillants des couleurs farouches du cauchemar, du ballet des Chaussons Rouges et des Contes d’Hoffmann. On croit distinguer là deux facettes opposées du talent de Powell, l’une traduisant son attirance pour les brumes romantiques du Royaume-Uni, l’autre son intérêt pour l’avant-garde de l’art européen du 20e siècle et les ballets de Diaghilev. En réalité, les décors des films de Powell et Pressburger puisent là encore aux sources fécondes mais uniques du romantisme. Si comme Powell, sur les tournages de ses films, les romantiques anglais marchaient des kilomètres dans la campagne, il ne faut pas croire qu’ils ne faisaient que restituer ensuite ces images inchangées dans leurs poèmes. Pour Coleridge, l’imagination était la faculté de « déformer » les images fournies par les sens. Par là, il ouvrait déjà la voie aux poètes français maudits et aux surréalistes. Déjà dans Je sais où je vais, la malédiction de la famille de Torquil pèse comme une ombre sur les images expressionnistes de son château lorsqu’il le visite à la fin du film, et déforme les décors. Même les décors champêtres du Kent de A canterbury tale semblent parfois déformés du fait des cadrages audacieux de Powell par quelque chose, une présence, peut-être celle des souvenirs d’enfance de Powell qui y vécut, peut-être celle plus spirituelle qui se révèle à la fin du film dans la cathédrale de Canterbury. Dans d’autres films, la caméra de Powell franchit les portes de la nuit, et s’avance au cœur de décors peints sur verre et déformés jusqu’à l’obscur (par le génial directeur artistique/décorateur/costumier Hein Heckrot) : lors du ballet des Chaussons Rouges, la caméra pénètre à l’intérieur du ballet, repousse de scènes en scènes les frontières du monde visible, dont elle visite les coulisses et les enfers et qu’elle élargit jusqu’à l’infini, jusqu’au point de non retour pour la ballerine Vicki Page ; Le Narcisse Noir reconstitue entièrement l’Inde en studio ; la totalité des Hoffmann Tales se déroule en studio dans des décors de soieries tombantes, de pierres précieuses et de catafalques mordorés. Enfin, il n’est pas exclu que le monochromatisme et certains décors du ciel de Une question de vie ou de mort aient été influencés par certaines gravures et illustrations de William Blake, un des précurseurs du romantisme anglais. Le Colonel Blimp, mon film préféré du duo, est un cas à part et malgré ses décors somptueux, se distingue surtout par son extraordinaire qualité méditative et nostalgique.
Ces quelques commentaires introductifs, qui ne peuvent que gratter la surface d’un cinéma aussi riche et intéressant, montrent l’univers de Powell et Pressburger comme irréductible à toute tentative de qualification qui voudrait les rapprocher du théâtre. Ils sont uniques, indivisibles et rois en leur domaine. Ils sont Les Archers, et fiers de l’être. Et comme dans ces récits romantiques qu’ils aimaients mettre en scène, ils semblent frappés d’une malédiction : bien qu’ayant créé certains films qui comptent parmi les plus beaux de l’histoire du cinéma, ils restent peu connus du grand public, et ne se rappellent à nos bons souvenirs que lors de sorties dvd ou de festivals. C’est à croire qu’entretemps, leurs films sont happés par ce pays des songes qu’ils ont mis en scène et deviennent invisibles. Peut-être ne redeviennent-ils visibles que lorsque leurs muses et ses fantômes s’estiment rassasiés de visions et les restituent au grand jour. Alors conservons bien nos dvd de Powell et Pressburger, de peur qu’ils ne s’évanouissent par je ne sais quel enchantement…
Strum
PS : Note sur la postérité de Michael Powell : Si le spectateur des films de Powell et Pressburger est un homme à la fois volant et voyant, le cinéma contemporain, et notamment le cinéma du Nouvel Hollywood (on pourrait parler des liens entre Powell et des cinéastes comme Spielberg, De Palma, Coppola), a essentiellement retenu de cette médaille celle du voyant. Il faut dire que Powell lui-même avait ouvert la voie avec son Voyeur. D’ailleurs, la totalité du cinéma de Powell, jusque dans les métamorphoses qui ont suivi la période dorée de sa collaboration avec Pressburger, interroge le spectateur sur sa position face au récit, notamment dans Le Voyeur, précisément, où Powell joue lui-même à l’écran le père d’un cinéaste assassin dont il nous montre les meurtres en caméra subjective. Du Voyeur de Powell et du cinéma de d’Hitchcock ont par exemple coulé, comme autant de rivières, trois façons différentes de filmer la violence : (1) par l’identification complète au héros où l’on joue sur l’empathie suscitée par le réalisateur avec le héros, (2) par la répulsion provoquée par une exaction d’un « méchant » montrée à l’écran où l’on attend alors une action vengeresse de la part du héros, et enfin (3) par une absence totale de point de vue où la multiplication des cadrages, le montage et le jeu sur la vitesse de défilement de l’image font de la violence un ballet esthétique. Il s’agit d’un autre sujet dont le développement n’a pas sa place ici, mais il méritait d’être au moins évoqué.
(article paru initialement sur le forum de DvdClassik le 19 mars 2009)
Ping : Les Chaussons ailés de Powell et Pressburger (première partie) | Newstrum – Notes sur le cinéma
Les différents tableaux des Chaussons rouges lors du long et somptueux ballet me font penser aussi à ceux de Méliès, les descentes aux enfers ou les mondes extraordinaires traversés. Pour recouper avec ce que tu dis, ces décors en noir et blanc chez Méliès rappellent également certaines gravures du XIXe et peut-être donc indirectement un romantisme achevé ou en train de se dissiper, comme un souvenir ou déjà un rêve (les couleurs de ces tableaux, l’abstraction de ces décors ne peuvent-ils aussi être comparés au rêve très coloré de Kagemusha ?).
L’évocation expressionniste dans le jeu des acteurs est intéressante… De même les lignes pliées des décors et les ombres menaçantes…
Ce dont il faudrait certainement aussi tenir compte pour tenter de rattacher les Chaussons rouges à différents courants d’histoire de l’art, c’est le foisonnement en terme de couleur, de décors et de mouvements à chaque plan (ce qui est au moins valable pour les Chaussons, Hoffmann et toute la luxuriance du Narcisse noir).
De revoir brièvement quelques extraits sur youtube du ballet me font venir d’autres comparaisons : la superposition ou substitution en chaîne des silhouettes masculines, metteur en scène – chef d’orchestre – vendeur de soulier (autant de Pygmalion ?) accompagné de cette musique menaçante et Moira Shearer qui plonge littéralement au travers de ces silhouettes me renvoient directement à Vertigo, ailleurs l’ombre d’un château sur la scène ressemble à celui du Dracula de Coppola…
Le cinéma de cette époque des Archers est vraiment admirable (le Canterbury tale que tu cites m’avait échappé) et Les chaussons rouges est à mes yeux le plus beau film du monde !
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Les Chaussons Rouges, un des plus beaux films du monde, oui ! Même si de Powell & Pressburger, j’ai un faible pour Colonel Blimp (chroniqué également ici). Pour moi, leur cinéma est si singulier, si unique, que devant leurs films, je ne pense à aucun autre cinéaste, mais à d’autres arts que le cinéma.
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Ping : La Ronde de Max Ophuls : éphémères amours | Newstrum – Notes sur le cinéma
Ce film a été une découverte inattendue grâce à vous ! Vraiment intéressant et aérien. J’avais une petite appréhension car je ne suis pas vraiment amatrice de ballets… mais j’ai été envoûtée par le film, les personnages, les décors, la danse, … Merci. Next step : le Colonel Blimp !
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Ca fait plaisir. Ca y est, vous êtes mordue ! Après Blimp, vous pourrez voir Le Narcisse Noir, Je sais où je vais, Une question de vie et de mort, Canterbury Tales, etc. 🙂
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Donc je l’ai vu et reviens sur ma première impression qui était mauvaise.
Pas une seconde d’ennui et même beaucoup de plaisir mais je n’ai pas vu le chef d’œuvre que j’espérais. En outre j’ai trouvé Marius Goring bien falot à côté de la flamboyante Moira Shearer et fantastique danseuse, et d’Anton Walbrook séduisant et impitoyable. Cela m’a gênée. Je m’attache et m’attarde énormément sur les acteurs et leur interprétation.
J’ai regretté aussi que la musique soit à ce point banale (à l’image du compositeur du film 🙂 ). Aucun morceau n’imprime durablement l’oreille je trouve.
Par contre, nous sommes d’accord sur le quart d’heure qui tue et aurait pu durer, durer. On a véritablement l’impression, même devant la télé, que l’écran s’ouvre et qu’on entre dans la scène. Un des plus beaux ballets de cinéma sans aucun doute.
Tu vas être surpris mais le suicide de Vicki ressemble étrangement à celui auquel je viens « d’assister » dans une comédie française récente. Un choc.
Je m’attaque à Colonel Blimp. Un peu confus pour l’instant.
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Très bien ! C’est vrai que Marius Goring est un peu falot. Mais ce fameux ballet d’un quart d’heure rattrape tout. Powell & Pressburger étaient très forts pour nous donner l’impression de passer dans un autre monde. Ah, Colonel Blimp, mon préféré du duo et l’un des plus beaux films du monde. Le début est un peu confus oui. Mais accroche-toi car la suite est très belle. Il faut juste attendre que le flashback commence. Qu’est-ce que j’aime ce film, chroniqué également ici.
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Oui j’ai vu que tu l’avais chroniqué, cest ce qui ma donné envie… je vais tout recommencer car j’étais fatiguée et à cause de cette confusion du début (presqu’une heure quand même…) jai préféré arrêter. Les films du duo, je ne peux les voir entier la 1ère fois 🙂
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Excellente idée ! Le cinéma de Powell & Pressburger est assez unique et parfois il faut s’y reprendre à deux fois. S’agissant de Blimp, je te promets que lorsque Deborah Kerr (qui joue trois personnages différents) reviendra, tu seras saisie d’émotion.
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