House by the river de Fritz Lang : deux coupables

House by the river, film remarquable, est pareil à un cauchemar poisseux. D’emblée, Fritz Lang marque son territoire : pendant le générique, la caméra survole un fleuve agité par un courant violent, donnant aux images sombres un caractère irréversible. C’est sur ses rives qu’habite Stephen Byrne, un écrivain sans talent, et Lang, fidèle à sa manière, ne perd pas de temps pour entrer dans le vif du sujet : éperonné par un désir de domination et de possession, qui compense son impuissance artistique, Stephen étrangle Emily, sa femme de chambre, qui se refusait à lui. Un meurtrier, une femme assassinée, on reconnait là les termes de la culpabilité langienne, qu’il tentait d’exorciser dans ses films, lui qui fut suspecté du meurtre de sa première femme. Sauf qu’ici, formidable idée de scénario, le coupable se dédouble : Stephen se trouve un complice, son frère boiteux John Byrne, auquel il confie son crime, et qui l’aide à se débarrasser du cadavre encombrant, jeté dans le fleuve tumultueux. John aide son frère, qu’il sait mauvais, non pas en raison des liens du sang, mais parce qu’il aime sa femme Marjorie, qu’il veut protéger de la disgrâce et dont Stephen lui a fait croire qu’elle était enceinte.

Parce qu’il s’est fait complice et doit se taire, John éprouve une culpabilité plus puissante que son frère assassin, qui jubile au contraire de son crime, qu’il utilise comme vecteur artistique en nourrissant le roman qu’il écrit des souvenirs et de l’expérience du meurtre qu’il vient de commettre. Les journalistes, la police, enquêtent ; le nom et la photographie de Stephen apparaissent dans le journal, publicité inattendue qui va assurer son succès d’écrivain. Il faut le voir se pavaner, glousser, menacer tour à tour Marjorie et John, fort d’un sentiment de toute puissance. Ce n’est plus l’homme faible et défait du début, qui vient d’essuyer le refus d’une maison d’édition. Le meurtre qu’il a commis, bien qu’accidentel, l’a libéré, lui a donné des ailes, a ouvert en lui une vanne par où se déverse un surcroit de vie et d’aplomb. A l’inverse, son frère John se renferme sur lui-même, devient de plus en plus maussade et atrabilaire. Vertigineuse perspective : le vertueux hanté par une culpabilité relative est le moins capable d’agir en société, tandis que le vrai coupable, celui pour qui la vie des autres n’a pas de valeur, en tire un bénéfice social. Chez Lang, la société est incapable de reconnaître les véritables coupables, qui sont les plus habiles à cacher leurs méfaits, et peuvent dès lors la dominer. Lui qui a fui l’Allemagne nazie parle d’expérience ; il sait l’impuissance des mécanismes sociaux à trier le bon grain de l’ivraie, il sait les préjugés qui font croire un introverti coupable et un charmeur digne de confiance. La photographie d’Edward Cronjager, envahie de pénombre, rend compte de cette victoire sans trève des mauvais esprits sur les candides et les scrupuleux.

Un fleuve rend toujours ce que les hommes lui ont apporté et bientôt le cadavre d’Emily réapparait à sa surface. John est innocent, mais son sentiment de culpabilité est si puissant qu’il semble se conduire en coupable et c’est miracle que le procès qui s’ouvre ne l’envoie pas sur l’échafaud, le bénéfice du doute lui faisant échapper à la peine capitale. Qu’à cela ne tienne : toute la société dans laquelle vivent les deux frères croit John coupable et Stephen innocent, comme dans une parabole biblique à l’envers où le mal triompherait. Mais s’il y a deux coupables, l’un qui l’est vraiment, l’autre qui est coupable par son silence, cela signifie aussi que le fleuve qui coule auprès de la maison du meurtre est d’une nature double. Lang filme longuement l’eau filante et trouble, cernée par le crépuscule, comme une projection ou un reflet de la nature humaine. Il en fait pour John le champ de sa conscience qui le dévore, et pour Stephen, le territoire de son inconscient qui existe hors de sa portée, sous la ligne de flottaison du fleuve. La conscience de John va manquer le détruire, bien que l’amour qu’il éprouve pour Marjorie soit la meilleure partie de lui-même. Mais ce qui a été refoulé dans l’insconcient de Stephen, comme le fleuve avalant le cadavre, va resurgir, Lang recouvrant lui-même sa mémoire de cinéaste expressionniste pour signer en surimpression quelques plans saisissants montrant l’apparition du refoulé : ici un éclat blanc qui vrille le cerveau de Stephen, là le fantôme d’Emily prisonnier d’un rideau. L’écriture par Stephen d’un nouveau roman racontant le crime commis par un écrivain près d’une rivière n’était-il pas déjà un piège de son inconscient ? Ce film sans acteurs connus, au budget limité, qui est resté inédit en France – mis à part une diffusion au cinéma de minuit en 1979 – jusqu’en 2019, est un grand film de Lang, où son univers de coupable, un univers de cauchemar sans fin, puisqu’il n’existe pas de dénouement au sentiment de culpabilité véritable, trouve une de ses expressions les plus immédiates et les plus achevées.

Strum

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8 commentaires pour House by the river de Fritz Lang : deux coupables

  1. Jean-Sylvain Cabot dit :

    Bonsoir Strum.Longtemps demeuré invisible, et mythique, jusqu’à ce que Patrick Brion et son cinéma de minuit l’extirpe des oubliettes, House by the river est, sinon un vrai chef-d’oeuvre, un très grand film de Lang qu’il faut placer trés haut dans sa filmographie. merci de lui rendre justice.

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  2. Pascale dit :

    Je ne connais pas mais c’est comme toujours très tentant après t’avoir lu.
    Mais peut-on vraiment étrangler quelqu’un accidentellement ? Même si ce n’était pas prémédité.

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  3. Valfabert dit :

    Bonne chronique. Tu évoques très bien la profondeur du propos de Fritz Lang. Le film possède beaucoup de qualités. Un expressionnisme sans excès fait merveille dans nombre de plans, y compris dans les extérieurs, sur les bords du fleuve où les branchages ont parfois des formes inquiétantes ; sur le quai en bois (vers la fin du récit) où le scintillement lunaire du fleuve nocturne est plus intense que jamais et éclaire le visage des deux frères. La mise en scène du procès est remarquable, à mon sens, comme toutes les scènes de procès du cinéaste (de « Furie » à « L’invraisemblable vérité » sans oublier l’ersatz de procès de « M le maudit »). Les procès expriment tous les préjugés de la société, chez Lang, qui, comme tu le dis justement, « sait l’impuissance des mécanismes sociaux à trier le bon grain de l’ivraie ». Par ailleurs, l’idée d’opposer un frère brillant danseur et un frère boiteux est archétypale et ingénieuse.

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    • Strum dit :

      Merci beaucoup Valfabert. Cette idée des deux frères est formidables, il y a quelques chose d’anti-biblique dans ce récit, si je puis dire, et tu as raison de mentionner ces plans de lune nocturnes sur lesquels j’aurais pu m’étendre un peu.

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