Le Messager de Joseph Losey : un Mercure au costume vert

On retrouve dans Le Messager (1971) de Joseph Losey les caractéristiques des films qu’écrivit pour lui Harold Pinter : des rapports sociaux très durs entre dominants et dominés, chaque classe sociale s’observant de part et d’autre d’un plafond de verre (représenté dans le générique du début) ; la prééminence du lieu sur les individus, les maîtres étant désignés par leurs grandes demeures ; une absence totale de sentimentalisme, confinant à une certaine froideur, dans le regard posé sur les individus (puisqu’ils sont déterminés par leur classe). Néanmoins, des trois films de Losey avec Pinter, Le Messager est le plus beau.

C’est l’histoire d’un enfant qui sert d’intermédiaire (de go-between dit le titre original) entre deux classes sociales, plus précisément de messager entre une jeune aristocrate, Marian (Julie Christie) et le métayer cultivant les terres de ses parents, Ted Burgess (Alan Bates). Ils s’aiment d’un amour interdit par les coutumes sociales de l’Angleterre de 1900, qui destinent Marian à épouser un Vicomte, vétéran couturé de la Guerre des Boers. Leo, un enfant de douze ans invité par le frère de Marian à passer l’été dans la magnifique demeure des Maudsley, va servir de messager entre les deux amants, les aidant à transgresser l’ordre social le temps d’un été.

Le Messager est une fable cruelle. Leo se croit messager des dieux, petit Mercure accepté par la belle société, mais il ne voit pas ce que la mise en scène de Losey a d’emblée révélé aux spectateurs : la distance entres les classes sociales est ici immense, infranchissable, et nul ne saurait la combler, pas plus un enfant qu’un autre. Losey filme les membres de la caste aristocratique qui accueille Leo comme des silhouettes figées dans leurs habitudes, vues de loin à travers le surcadrage des fenêtres et des ouvertures. Comme dans The Servant, Accident, Cérémonie secrète, il spatialise les rapports de classe à partir des décors. Le grand escalier de la demeure est filmé via des plongées et des contre-plongées qui représentent la distance verticale (sociale) qui sépare Leo des autres, tandis que les échelles de plan suggèrent la distance horizontale (en pensées) qui sépare Leo de la caste olympienne alanguie dans le jardin. Pour eux, Leo ne vaut pas beaucoup plus que les domestiques auxquels est dévolu un étage inférieur de la demeure. Il est loin de leurs pensées, curiosité passagère, camarade du fils aux talents de magicien, propre à agrémenter une journée d’été.

Leo ne va entrer dans les pensées de Marian que lorsqu’elle réalise qu’il peut lui servir de prétexte et d’instrument pour voir son amant. Sous couvert de l’achat d’un costume d’été à Leo, d’un beau vert, elle parvient à voir Ted Burgess en ville. Puis, s’avisant que Leo est fasciné par sa beauté, elle exploite le caractère serviable de l’enfant pour lui confier des messages à Ted, qui de son côté, n’a pas plus de scrupules quand il en fait son messager. Car seul l’enfant peut faire des aller-retours entre le château et la ferme, échappant pour l’heure, du moins le croit-il dans son innocence, à la division entre classes. La photographie tour à tour ensoleillée et brumeuse de Gerry Fischer, qui accompagne Leo dans ses traversées de la campagne anglaise, marque bien les distances et les limites de chaque domaine, de même que la musique de Michel Legrand qui semble, par ses suites musicales, égrener les marches à monter.

Du rôle qu’on lui fait tenir, Leo ne se rend compte de rien, il ne sait rien, pas même ce qu’un homme et une femme doivent faire pour avoir des enfants. Il se figure que l’achat de son costume vert est le signe de son intronisation dans cette belle société où règne Mrs. Maudsley (Margaret Leighton), la terrible mère de Marian. Il marque au contraire un peu mieux son appartenance à l’autre caste. Il n’est pas un vrai Mercure, il est en dehors de l’Olympe des happy few, il est un messager entre le haut et le bas, bas où réside Ted Burgess auquel on fait bien sentir qu’il n’a pas le droit de sortir de son enclos de métayer, sinon pour prendre part à une partie de cricket suivant des règles strictes. Pris dans le jeu toujours plus dangereux des amants, qui n’ont cure des risques qu’ils lui font courir, pas plus Ted que Marian, Mercure va se brûler les ailes. Une certaine complication dans le découpage fait interagir cette histoire avec le retour, des décennies plus tard, de Leo dans la demeure des Maudsley. C’est lui qui se souvient. Il sait désormais que Marian était indifférente, il la découvre impitoyable. Jusqu’au bout, elle se comporte avec lui comme s’il n’était guère qu’un petit valet utile, selon cette perspective d’une lutte des classes qui était celle de Losey et Pinter, qui ne se cachaient pas de leur communisme – ce qui valut à Losey les ennuis que l’on sait aux Etats-Unis pendant le maccarthysme, le contraignant à l’exil.

Certains critiques estiment que cette histoire « détruit psychologiquement » l’enfant et que les images de Leo âgé revenant sur les lieux de sa mésaventure, prouveraient cette destruction : il n’a pas su aimer une fois devenu adulte, s’étant « desséché » selon Marian. C’est simplifier un peu trop le récit, reprendre un peu trop à son compte le point de vue de Marian sur Leo ; une seule mésaventure ne détermine pas le futur d’un enfant. A cet égard, la mère de Leo, veuve à la condition sociale modeste, ne vaut guère mieux que les autres : elle aussi ne s’inquiète que des convenances et lorsque l’enfant lui demande d’écourter ses vacances car il n’est pas heureux, elle lui ordonne de rester pour ne pas heurter la susceptibilité des Maudsley. C’est une idée de scénario heureuse que cette mère dure elle aussi, car elle déjoue l’idée manichéenne que tout cela serait uniquement de la faute des riches Maudsley, en faisant voir que ce sont tous les adultes de l’ancienne société anglaise qui sont coupables, toutes classes sociales confondues : ils sont indifférents au sort, aux sentiments, à l’innocence de l’enfant de treize ans. Et de fait le surmoi marxiste de Pinter ou Losey, si présent dans The Servant, Accident ou Cérémonie secrète, entrave moins le récit, ce qui fait de ce Messager un beau film. Moins beau cependant que le chef-d’oeuvre de Losey, Monsieur Klein, où un homme veut comprendre, veut s’extirper du voile du jugement et de cette division en catégories distinctes ne pouvant absolument pas communiquer entre elles et se comprendre, qui est le lot de la société selon Losey, vision du monde pessimiste qui trouvera dans la période de l’occupation de Monsieur Klein un écrin adéquat.

Strum

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8 commentaires pour Le Messager de Joseph Losey : un Mercure au costume vert

  1. Florence Régis-Oussadi dit :

    Je me suis toujours demandé si la couleur verte avait un rapport avec le premier film de Losey, « Le garçon aux cheveux verts » qui évoquait racisme et ostracisme sur la personne d’un enfant. Par ailleurs dans « Le Messager » comme dans beaucoup de films de Losey, les adultes sont souvent à la fois bourreaux et victimes jusqu’au dédoublement dans M. Klein où le « je » devient « l’autre ».

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  2. Valfabert dit :

    Excellent texte ! J’ai trouvé beaucoup de charme à ce film et ton analyse très juste m’incite à le revoir. Je partage notamment ton avis selon lequel le surmoi marxiste de Losey et de Pinter entrave moins le récit que dans les films précédents. Par ailleurs, il aura fallu un cinéaste américain pour évoquer la province rurale anglaise avec autant de talent. D’une certaine façon, l’exil a permis à Losey d’atteindre son apogée avec ce film et « Monsieur Klein ».

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  3. bailaolan dit :

    Ma foi, j’ai bien aimé tous lesLosey.

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    • Strum dit :

      J’ai un peu de mal avec sa vision du monde et des rapports entre les êtres ; mais je trouve qu’elle s’accorde très bien avec la période de l’occupation et c’est pour moi la raison pour laquelle Monsieur Klein est son meilleur film.

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  4. Marcorèle dit :

    Un chef-d’œuvre enfin disponible en France dans une belle copie Bluray. 😍

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