Cérémonie secrète de Joseph Losey : dans la maison

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Cérémonie secrète (1968) de Joseph Losey est un film reprenant les thèmes du maître et de l’esclave, de la soumission, de l’emprise sexuelle, intellectuelle ou sociale, de la différence entre classes sociales, que l’on rencontre déjà dans The Servant (1963), qui était une transposition par Harold Pinter de la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel au cinéma, et Accident (1967) du même Losey. Bien que George Tabori remplace Harold Pinter comme scénariste dans Cérémonie secrète, les fondations intellectuelles des trois films sont similaires : on a l’impression d’une redite sur le plan de l’inspiration, écrasée par une approche où le regard de Losey sur ses personnages est asservie à une interprétation exclusivement politique du monde – Losey ne s’est jamais caché de son marxisme ni de ses sympathies communistes, qui le contraignirent à l’exil en Angleterre début 1953, au moment du maccarthysme.

Or, qui dit marxisme, dit en premier lieu déterminisme et emprise du (mi)lieu. L’individu et sa richesse passent au second plan du cadre ; parce qu’il est censé être déterminé par son environnement et sa classe sociale, et non pensé comme une personne dotée de libre arbitre, l’individu est sacrifié sur l’autel du système marxiste, esclave ou maitre selon le côté de la barrière où il se situe. Dans Cérémonie secrète, le système, c’est la maison de Cenci (Mia Farrow), d’un style architectural exubérant mélangeant art nouveau et néo-baroque (la Debenham House à Londres où le film fut tourné). Cenci, fragile jeune fille ayant perdu sa mère, y invite Leonora (Elizabeth Taylor), qui a perdu sa fille, lui faisant jouer le rôle étrange de mère de substitution. La relation trouble qui s’établit entre les deux personnages semble au départ être le sujet du film, mais son coeur véritable réside dans les liens qui unissent Cenci et la grande maison où se déroule la majorité du récit. 

Losey établit une grande distance entre nous et les personnages par l’importance qu’il accorde aux lieux, à la maison de Cenci, au cadre, à l’atmosphère, si bien que ces lieux, cette atmosphère, cette maison priment sur les personnages eux-mêmes, sur leur consistance, à la manière dont, pour reprendre les définitions de Marx, les superstructures (ici les personnages, leurs pensées, leurs actions) dérivent des infrastructures (ici, les lieux, les maisons, les vêtements, l’origine sociale, l’atmosphère). Dans plusieurs films de Losey, les personnages sont ainsi souvent prisonniers des lieux, des maisons, qu’ils fréquentent, comme s’ils en étaient de simples émanations, de même qu’ils sont prisonniers de leur condition sociale. Le processus d’identification aux personnages s’en trouve parfois parasité et l’on regarde cela de loin, ainsi qu’une expérience sous bocal. Losey ne fait ni des films-mondes ni des films-personnages, mais des films-lieux ou des film-maisons. Dans Cérémonie secrête, tout ce qui relève de la maison, de son décorum, du mélange de style de la décoration intérieure, jusqu’au jardin laissé à l’abandon, renvoie à la confusion qui sévit dans le for intérieur des personnages : la maison, le lieu clos, comme origine du monde et lieu de confrontation (comme dans The Servant).

Derrière cette confusion, perce l’ombre d’un secret qu’abrite cette maison aux vastes fondations : un inceste. La maison de Cenci n’est donc pas un royaume la protégeant de l’extérieur (un Londres vidé de ses habitants), mais aussi une maison hantée, semblable à une maison de roman gothique. D’ailleurs, tout ce film, dont la narration est encadrée de scènes de cimetière, se passe dans une atmosphère de sépulcre. En beau-père maléfique et incestueux, Robert Mitchum est impressionnant, comme toujours lorsqu’il joue un pervers (qui pourrait l’oublier dans La Nuit du chasseur (1955) ?). Dénué de tout scrupule, de toute crainte, obéissant à sa seule logique perverse, il fait penser au maître de la dialectique du maitre et de l’esclave de Hegel. Le jeu tout en excès d’Elizabeth Taylor peut paraitre forcée tandis que Mia Farrow, abonnée aux rôles de victime à la santé mentale défaillante en 1968 (la même année, sortait le remarquable Rosemary’s baby de Polanski), est plus crédible en personnage qui passe du statut de jeune fille immature et dérangée à celui de victime : victime expiatoire de la maison, victime de son milieu, déterminée par lui, toujours selon le dogme marxiste. Face à ce déterminisme, le sort réservé aux esclaves, c’est subir ou se révolter, choix binaire. Toujours selon la dialectique hegelienne, l’esclave cesse d’être esclave quand il n’est plus retenu par la crainte, ni par la peur de mourir : c’est cette révolte des esclaves face au maître que montre la fin du film.

La maitrise formelle de Losey lui permet de créer une atmosphère singulière, mais son déterminisme marxiste pèse sur ce film dérangeant où les personnages s’agitent souvent comme des marionnettes sur une scène de théâtre – à l’exception de Mitchum qui par son côté massif échappe à l’hystérie ambiante. Cela fait de Cérémonie secrète un film étouffant qui parait manquer d’air, un film par trop enfermé dans la maison de cinéma de Losey. Restent cette atmosphère d’une poésie morbide, et ces images qui semblent arrêtées à mi-chemin du rêve et de la réalité, sans doute parce que cette dernière est si sordide.

Strum

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13 commentaires pour Cérémonie secrète de Joseph Losey : dans la maison

  1. modrone dit :

    Jamais vu mais The servant m’impressionne toujours.

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    • Strum dit :

      J’ai préféré The Servant, mais j’ai aussi des réserves sur ce film à cause de son côté dirigiste (et son décalque par Pinter de la dialectique du maitre et de l’esclave de Hegel).

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  2. 100tinelle dit :

    Bonjour Strum,

    Joseph Losey est un réalisateur intéressant, même si je le trouve assez inégal (j’aime énormément certains de ses films,d’autres moyennement et d’autres pas vraiment). Mais ils ne sont jamais anodins ni dépourvus d’intérêt. Ceci étant dit, pas certaine de vouloir me précipiter sur ce film (visiblement très étouffant, et le jeu de Elizabeth Taylor, que tu qualifies tout en excès, me fait craindre le pire). Joseph Losey reprend plusieurs de ses thèmes de prédilection (la différence de classe, la transgression, les lieux clos – ici la riche demeure de Brandham Hall) dans son film Le messager, que je conseille bien volontiers. Il n’est pas parfait mais il vaut la peine d’être vu, rien que pour l’excellente interprétation de Julie Christie. Un régal.

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    • Strum dit :

      Bonsoir Sentinelle, je ne suis pas très amateur de Losey en général (même si je n’ai pas vu Le messager), mais il y en a un que j’aime beaucoup : Monsieur Klein, un film vraiment remarquable, son meilleur parmi ceux que j’ai vus.

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  3. Monsieur Klein fait partie de mes films préférés, pas seulement de Losey, mais de manière génèrale. Je l’ai revu souvent, et j’ai beau le revoir, il subsiste toujours un sentiment d’étrangeté et d’angoisse diffuse. Quelle premiere sequence aussi. Et quelle dernière séquence. Remarquables. Et si je n’aime pas spécialement la personnalité d’Alain Delon, il faut reconnaître qu’il est vraiment excellent dans ce rôle. Pensées aussi pour Jean Buisse, un acteur discret mais qui savait donner à ses personnages une belle consistance en peu de temps.

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    • Strum dit :

      Pareil, je pense que Monsieur Klein doit faire partie de mes films français préférés et je le chroniquerai sûrement un jour. Delon y est très bon, de même que Jean Bouise que j’aime beaucoup aussi.

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  4. Petite rectification Jean Bouise 🙂

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  5. Tobac james dit :

    Bonsoir
    De Losey, je préfère la première période, dite anglaise et qui va, grosso mode, jusqu’à The Servant, qui reste, pour moi, le sommet de sa filmo. J’adore des films comme la Bête s’éveille, Les criminels, Eva, l’enquête de l’inspecteur Morgan ou encore temps sans pitié. Je compte voir M bientôt. A partir de 1968, il devient, à mon sens, moins intéressant, et surtout un cinéaste internationale et de prestige qui tourne des films…inégaux. toutefois, comme vous, j’adore Mr Klein qui est une exception heureuse dans ses années 70 et un de ses meilleurs films.

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  6. Valfabert dit :

    L’atmosphère est étouffante, en effet, et la façon qu’a le réalisateur de rendre palpable l’espace clos de la maison y est pour beaucoup. Contraste voulu ou non par Losey, le récit se déroule au grand air dans ses deux films suivants. Dans le très beau « Le messager » notamment, le cinéaste semble s’être plu à filmer la campagne anglaise. Là aussi, les personnages procèdent de l’endroit où ils évoluent. Comme tu le dis justement, Losey réalise des « films-lieux ».

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  7. Ping : Le Messager de Joseph Losey : Un Mercure au costume vert | Newstrum – Notes sur le cinéma

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