
A l’instar de plus d’un récit de Paul Schrader, qu’il en soit scénariste (Taxi Driver, Raging Bull, A tombeau ouvert pour Scorsese) ou réalisateur, The Card counter (2021) est un voyage mental dans le for intérieur d’un homme marqué par le passé. William Tillich (Oscar Isaac) lit en voix off des carnets écrits dans un souterrain, sa cellule de prison : c’est l’ascendance dostoïevskienne du film. Le nouveau patronyme qu’il s’est choisi (« Tell ») ne ment pas : il raconte son errance dans les limbes du souvenir et les couloirs damnés des casinos.
Ancien soldat gardien dans la sinistre prison d’Abou Ghraib en Irak, condamné pour les sévices infligés aux prisonniers, Tell erre comme une âme en peine de casino en casino. C’est sur les tapis verts qu’il parcourt les chemins de son expiation. Mais c’est de tissu blanc qu’il revêt les meubles des chambres d’hôtel qui lui tiennent lieu de purgatoire, comme s’il s’interdisait désormais tout contact, toute interaction, avec le réel, trop coupable pour y prétendre, trop marqué du sang des autres pour avoir le droit de gagner autre chose que de modestes gains dans l’anonymat des salles de jeu. Il garde avec lui une valise contenant ses instruments de torture, comme le prisonnier ses chaînes. C’est l’autre ascendance du film, qui fait de Tell un éternel coupable, expiant éternellement : elle appartient en propre à Schrader, éduqué dans un calvinisme strict pour lequel toute vie est l’histoire d’une culpabilité en marche. Schrader rend compte de la subjectivité du récit par de nombreux plans flottants qui font des joueurs des silhouettes immobiles prisonnières de leur table de jeu, qui entourent le spectateur d’un cercle trouble : c’est Tell qui regarde pour nous, et peut-être Schrader lui-même, qui fut lui aussi joueur de casino.
Deux rencontres vont changer la vie de Tell et le ramener dans le réel : sa rencontre avec Cirk (Tye Sheridan), jeune homme perdu qui veut venger son père soldat en tuant le commandant John Gordo (Willem Dafoe dans un rôle un peu court), qui a échappé à la justice alors même qu’il a formé les gardiens de prison d’Abou Ghraib aux techniques de torture ; et surtout, sa rencontre avec La Linda (Tiffany Haddish), agent dans le milieu du poker qui propose à Tell de financer ses tournois et dont les charmes ne le laissent pas indifférent.
Deux voies s’ouvrent dès lors à lui : soit l’infini de l’expiation (infini car l’expiation n’a pas de fin sinon la mort), où il s’agit de sauver Cirk de la tentation de la vengeance qui est en réalité désir d’anéantissement ; Tell y travaille en accumulant des gains qu’il destine aux études de Cirk ; soit l’amour rédempteur de La Linda qui pourrait sauver Tell en substituant au cauchemar de son passé un nouveau monde. Schrader fait prendre la route à ces trois-là, trio mal assorti mais attachant. Il emprunte également, si l’on en croit le nom du personnage, une partie de son intrigue à la légende de Guillaume Tell où le héros suisse tuait le bailli ayant failli causer la mort de son fils. Ici Cirk, fils de substitution, subira un sort plus cruel.
Ce film impressionnant et caverneux donne l’impression d’une plongée dans un cauchemar sans issue, né dans les prisons d’Abou Ghraib que Schrader filme avec un objectif hypergone (fish-eye) suggérant, avec plus ou moins de réussite, un cercle de l’enfer. L’expiation de Tell ne se conçoit pas sans le châtiment de Gordo ; comme dans Taxi Driver, l’une ne va pas sans l’autre, et la fin terrible déjoue les espérances du spectateur qui chercherait une issue heureuse. Une musique de souterrain, faite de plaintes, de murmure et de réverbération, accompagne le chemin de croix de Tell. Pourtant, un espoir survit in extremis : trop faible pour être entendu le temps du récit, mais suffisamment fort pour relever la tête dans un beau dernier plan où les mains de Tell et La Linda se rejoignent. De toutes les scènes, le regard fixe et vitreux, les gestes économes et pourtant hantés par le souvenir, Oscar Isaac livre une grande performance d’acteur qui entre pour beaucoup dans la force du film.
Strum
Très chouette texte (j’ai envie de dire « comme toujours »), Strum ! Tu exprimes bien mieux que moi des choses que j’ai essayé de dire dans mon article, écrit dans l’enthousiasme de ma découverte de ce film que je n’imaginais pas, encore une fois, aussi bon de la part de Schrader, après le déjà surprenant First Reformed. Et je n’avais jamais vu Oscar Isaac aussi bon.
Et j’en profite pour te souhaiter une bonne année, pleine de chouettes articles, de découvertes et d’échanges ciné !
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Merci Félix pour tes mots et tes voeux ! J’avais beaucoup aimé Oscar Isaac dans Llewyn Davis mais c’est vrai qu’il est particulièrement bon ici. Une des grandes performances d’acteur de l’année passée. A mon tour de te souhaiter une très bonne année 2022 avec plein de réussite et de découvertes ciné et avec grand plaisir pour continuer à échanger !
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Analyse fine, précise et rigoureuse de ce film « caverneux » en effet, aux teintes glacé qui évolue dans un univers clinquant. L’austère joueur capte l’attention au milieu d’un environnement fait d’artifices qui aimerait le dissoudre. Je suis heureux de lire à travers tes mots que je n’ai pas rêvé la dimension dostoïevskienne du personnage, fidèle aux grands principes de Schrader. « The Card Counter » est peut-être l’antithèse formelle du flamboyant « Casino » de Scorsese, mais l’abîme dans lequel il nous attire en affiche une géographie assez proche.
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Merci ! Oui, l’ascendance dostoïevskienne du film m’a frappé dès les premières images et les premiers mots en voix off. On est vraiment dans le for intérieur de Tillich/Tell. Figure-toi que je n’ai jamais vu Casino – mis à part le prologue.
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Le contexte est le même mais l’univers est différent. On y retrouve néanmoins des hommes et des femmes piégés dans cet enfer luxueux.
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