Le Mouchard de John Ford : trahisons

Les choses seraient entendues : Le Mouchard (1935) serait le film d’une seule idée, un film sur la trahison, sur un Judas qui trahirait la cause irlandaise, où le cinéma de John Ford prend plus que jamais des accents expressionnistes pour exprimer par des surimpressions le drame d’une conscience rongée par le remord. Dans sa biographie de référence sur Ford, Joseph McBride expédie d’ailleurs ce film autrefois célébré, pour lequel le réalisateur reçut le premier de ses quatre Oscars de meilleur metteur en scène, en lui reprochant d’être « vieux jeu » et surtout de manquer de « subtilité ».

Sauf que, comme d’habitude avec Ford, les choses ne sont pas aussi simples que cela et il faut aller regarder derrière la rumeur et les notices qui accompagnent le film. On pourrait en effet tout aussi bien dire que Le Mouchard est un film où le traître n’est pas celui qu’on croit, où c’est la communauté qui a trahi en premier, qui a abandonné un homme. Qu’on en juge : quand débute le film, Gypo Nolan, cet Hercule candide (Victor McLaglen), erre seul dans les brumes du Dublin du début des années 1920 pendant la guerre civile irlandaise. Depuis six mois, il a faim et froid, il est sans ami, sinon son amie de coeur Katie (Margot Grahame) qui en est réduite à se prostituer pour survivre – en cachette, car Gypo ne le permettrait pas s’il le savait. Il a été exclu de l’Irish Republican Army, l’IRA, que le film désigne généralement sous le nom de « The Organisation », mais qui est appelée par deux fois « The Republican Army » – difficile de faire plus explicite. Ford soutenait la cause irlandaise mais sa personnalité était telle qu’il ne pouvait soutenir une cause sans en apercevoir les mauvais aspects, les zones d’ombres. Il en va ainsi quand on a reçu comme lui le don de double vue. Le regard qu’il porte sur l’IRA est donc peu amène (du reste, le film n’entre pas dans des considérations politiques). Elle a laissé l’un des siens à la rue parce qu’il n’a pas voulu tuer un prisonnier anglais, parce qu’il n’a pas un coeur de tueur. Ce geste humain a été interprété par ces messieurs de l’IRA, au visage fermé et à l’air important, comme une marque d’indiscipline justifiant son exclusion de l’Organisation. Gypo ne serait plus digne de servir la cause de la guerre d’indépendance. Mais le rejeter à la rue sans moyens ni ressources c’est presque le condamner à mort, l’obliger à quémander de l’aide au camp adverse, les Black and Tans travaillant pour les anglais. Cet événement antérieur auquel fait référence le scénario de Dudley Nichols rend le film plus subtil et moins schématique qu’on le dit généralement.

La dénonciation par Gypo de son ami Frankie ne signifie donc pas qu’il est, par nature, un Judas vendant son âme aux anglais. Certes, l’incipit du film cite Les Evangiles et les trente pièces d’argent reçues par celui qui a trahi le Christ. Et Ford filme le brouillard visqueux qui a envahi les rues de Dublin comme le champ mental de la conscience de Gypo. Mais cette conscience a été préalablement bouleversée par les évènements extérieurs et antérieurs de la trahison par l’IRA de Gypo, la trahison d’un homme par sa communauté. Chez Ford, il faut toujours tenir compte du contexte, de la relation du personnage avec sa communauté. Voyez la scène de la veillée funéraire où Gypo entre dans la maison de Franckie. Dès qu’il arrive, le silence se fait, la communauté irlandaise qui s’est réunie pour pleurer son héros assassiné, ne veut pas de Gypo, qu’elle regarde comme un intrus, alors même qu’ils ne savent pas encore que le mouchard, c’est lui. La trahison commise par Gypo pour de l’argent, c’est le geste autodestructeur et désespéré d’un mort de faim qui ne sais plus comment exister, qui est entré dans une nuit de l’esprit.

C’est donc l’IRA elle-même qui a créé ce brouillard de la conscience sur lequel s’ouvre le film, que Ford filme avec les moyens expressionnistes dont il a hérité de Murnau, lequel fut une influence bien plus grande sur Ford que l’expressionnisme plus sec de Fritz Lang, même si l’on peut légitimement penser que la scène de jugement par l’IRA de Gypo, qui se déroule dans une cave, doit quelque chose au tribunal de la pègre de M le Maudit. Pour le reste, Gypo est un faux Judas. D’ailleurs, il ne jette pas l’argent qu’il reçoit, il n’entend pas se pendre pour expier sa faute, comme l’avait fait Judas. Il dépense sans compter cet argent qui lui brûle les doigts mais qui permet aussi à cet être primitif d’exister à nouveau aux yeux des dublinois (« Gypo » hurle-t-il comme un coq quand il dépense son argent à tout va, ce qui veut dire « J’existe ! »). La société des hommes ne s’intéresse qu’à l’argent ou à la cause irlandaise et ce sont les femmes du film (Katie, la mère, la soeur), qui sauvent l’honneur des irlandais par leur capacité de pardon et de compréhension supérieure. Sans doute, Gypo « ne sait pas ce qu’il fait » (nouvelle citation des Evangiles). Ce ne sera même pas pour partir en Amérique avec Katie qu’il a trahi Franckie, pour acheter ces tickets de bateau pour le Nouveau Monde, puisqu’il dépensera l’argent en beuverie. Au fond de lui, Gypo le sait : après ce qu’il a fait, il n’a plus droit au bonheur. L’image de Franckie, que Ford et son chef opérateur Joseph August filment en surimpressions, le pourchassera à jamais, surimpressions qui marquent temporellement le film en le faisant frontière entre le Ford du muet (tout le prologue est dénué de dialogues) et le Ford du parlant. Peut-être que Gypo en sait plus que ce qu’il veut bien avouer. Il n’est pas toujours « le monstre » ou « la montagne de muscles sans cervelle » que les autres voient en lui, mais ses éclairs de lucidité n’arrivent que par intermittences, quand le démon de l’alcool (que Ford connaissait bien) veut bien le laisser tranquille. Pendant son procès, il ne dénonce en tout cas pas le tailleur Mulligan (Donald Meek) au hasard : c’est autant pour essayer de se sauver que pour punir ce tailleur menteur (qui affirme qu’il n’est pas ressorti de chez lui) qui tourne autour de Katie au début du film.

Le symbole de la croix est utilisé plusieurs fois dans le film et pas seulement lors de la scène finale se déroulant dans une église. Dès le générique du début, Ford filme l’ombre de Gypo les bras en croix, puis plus tard quand il vient dénoncer Franckie dans le quartier général des Black and Tans. Ces plans de croix d’avant la dénonciation suggèrent là aussi que Gypo est un homme qui a déjà été sacrifié ; sacrifié par les siens. Franckie mourra aussi dans la position d’un homme mis sur la croix, plaqué au mur par les balles des tirs anglais. Comme si Gypo avait trahi son propre frère que joue d’ailleurs Wallace Ford, le propre frère du réalisateur. Dès lors, John Ford nous demande de pardonner, de comprendre, celui qui a déjà été crucifié. Mais la seule dont le pardon compte vraiment, c’est la mère de Franckie. De l’IRA qui a déjà trahi, il ne faut attendre nul pardon, juste les mêmes jugements intransigeants, le même exercice de la violence aveugle dont l’exercice est décidé à la courte paille. On aurait tort de ne voir dans ce classique de Ford, un peu tombé dans l’oubli, que l’histoire d’un Judas un peu benêt. Le film adapte un roman de l’écrivain irlandais Liam O’Flaherty, cousin de Ford.

Strum

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7 commentaires pour Le Mouchard de John Ford : trahisons

  1. princecranoir dit :

    Un drame familial en quelque sorte si je prolonge l’idée sous-jacente à tes dernières phrases.
    En modérant les propos de McBride pour donner à ce film la place qu’il mérite dans le cercle des grands films de Ford, je trouve que tes arguments sonnent juste. J’ai vu le film il y a fort longtemps mais je me retrouve pleinement dans tes propos. Trahison et sacrifice, Irlande, autant de thématiques que l’on retrouve en écho lointain dans « the departed » de Scorsese qui utilisera cette fameuse scène finale dans l’église pour l’insérer dans son film.

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    • Strum dit :

      Merci. Même si Le Mouchard ne fait pas non plus partie de mes Ford préférés, je voulais rappeler que le film est plus subtil que ce que l’on en dit parfois en effet. J’avoue ne plus trop me souvenir de la scène finale de The Departed, mais Scorsese a souvent parlé de son admiration pour Ford – bien qu’il lui manque cette grâce si particulière des images fordiennes.

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      • princecranoir dit :

        Je parlais plutôt de la scène finale dans l’église du Mouchard que l’on voit dans le film de Scorsese, à la télévision je crois, chez Nicholson.
        Sur la grâce des images, ils sont bien peu a pouvoir rivaliser avec Ford.

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  2. Valfabert dit :

    Belle analyse ! Ta remarque sur les plans de Gypo apparaissant les bras en croix dans plusieurs scènes est judicieuse. Elle permet de mieux saisir la portée symbolique de la scène finale, qui aurait l’air grandiloquente si on l’isolait du reste du film.
    Par ailleurs, j’ai revu « Les cavaliers », qui est un très beau film. On y retrouve ce que tu appelles le don de double vue de John Ford. Peut-être auras-tu, un jour, l’occasion de le chroniquer.

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    • Strum dit :

      Merci beaucoup ! a veine expressionniste de Ford. Pas forcement sa meilleure mais elle est indispensable pour comprendre son cinéma à mon avis. J’aime beaucoup Les Deux cavaliers et j’aimerais bien le revoir en effet.

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      • Valfabert dit :

        « Les Cavaliers » (The Horse Soldiers) est le film auquel je fais allusion, très différent de « Les deux cavaliers » (Two Rode Together) dont tu parles.

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        • Strum dit :

          Mon clavier a fourché car je pensais aux Cavaliers en écrivant. A contrario, je n’ai jamais beaucoup aimé Les Deux Cavaliers que je tiens pour un Ford mineur sur le plan de la mise en scène.

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