
Le Distrait (1970) a le mérite d’avoir été le premier succès commercial de Pierre Richard ; d’avoir en somme lancé sa carrière, après un second rôle remarqué dans Alexandre le bienheureux (1968) d’Yves Robert. Son talent comique, sa fantaisie, sa capacité de contestation du réel, s’y révèlent. La distraction des personnages de Pierre Richard ne donne pas seulement matière à rire ; elle est propre à désorganiser une entreprise, à semer la zizanie dans une collectivité, à faire trembler les bases de la société dans son ordonnancement même. Pierre Richard fut au cinéma français ce que Gaston Lagaffe fut à la bande dessinée belge. Mais alors que les capacités de destruction de Gaston étaient cantonnées aux locaux du Journal de Spirou, le terrain de jeu de Pierre Richard n’était quant à lui borné par aucune limite. Il pouvait dérégler les familles et la société tout entière, en particulier dans ses films du début des années 1970 où la contestation était dans l’air du temps. Dans Le Distrait, c’est une agence de publicité dirigée par Bernard Blier, incité par sa maîtresse (Maria Pacôme) à embaucher son fils, qui fait les frais de son anarchie joyeuse, de sa phénoménale distraction, de son esprit de fronde. Par ses essais publicitaires désastreux, il sème la panique dans les familles en faisant passer une réclame d’horreur pure à la télévision, il déclenche des émeutes en lançant des mots d’ordre à la radio qui conduisent les français à se battre dans la rue à coup d’oeufs écrasés sur le crâne – à la grande joie d’ailleurs d’un chef d’entreprise client (Paul Presboit) qui ne pense qu’à la publicité faite à ses produits. Son imaginaire macabre lui vient de sa famille issue de la haute société et qu’il a, justement, en horreur. Sa capacité de désordre est telle que Bernard Blier réalise que s’il veut sauver son agence, il doit expédier son nouveau salarié au diable Vauvert.
Pierre Richard, c’est un des plus grands talents comiques de l’histoire du cinéma français. Si son talent de réalisateur avait été à la hauteur de ses dons d’acteur, il aurait pu devenir l’égal des plus grands amuseurs du cinéma, toutes nations confondues. Comme le démontre Le Distrait, ce n’était hélas pas le cas. Dès les premières séquences du film, les choix de mise en scène s’avèrent impropres à mettre en valeur les dons comiques de l’acteur. A l’inverse d’un Tati qui aimait à raison les plans longs prédisposés aux effets comiques, il construit ses premières séquences à partir d’une série de plans trop brefs, un surcroît de cuts aussi, là où des plans longs, et même des plans séquences, auraient été préférables. Il en résulte un rythme artificiellement haché qui réfrène le naturel du film alors que les dons comiques de Pierre Richard étant innés, entièrement naturels, il aurait fallu recourir, nous semble-t-il, à une mise scène rigoureuse faite de plans longs et bien composés, pouvant servir d’encadrement à la gestuelle comique si singulière et si pleine d’énergie de son personnage. Dans plusieurs scènes, des cuts intempestifs viennent ainsi briser l’élan comique. C’est visible d’emblée dans la séquence montrant Blier derrière son bureau de PDG se faisant servir un cigare par des mains entrant dans le champ, chaque geste s’accompagnant d’un cut. Mais aussi dans cette scène excellente sur le papier où Pierre Richard entre par distraction dans l’appartement de son voisin du dessous (joué par Yves Robert lui-même) où l’on perçoit un cut inutile intervenant entre l’entrée de Pierre Richard dans l’appartement et la sortie d’Yves Robert de sa chambre, qui perturbe le rythme de la scène.
Ces problèmes de mise en scène finissent par s’estomper un peu après ce laborieux début, d’autant qu’on trouve dans le film quelques très bon gags fondés sur des quiproquos, Pierre Richard se trouvant chargé par erreur d’un certain nombre de missions au sein de l’entreprise tournant au désastre. Reste qu’il fallait compenser la nonchalance et la folie douce de Pierre Richard par une mise en scène beaucoup plus rigoureuse que ce que fait voir la suite. Une telle rigueur formelle aurait servi de contrepoint comique, à la manière de ce que parvenait à faire Blake Edwards dans La Party (1968), où il filmait les catastrophes occasionnées par Hrundi V. Bakshi avec un flegme imperturbable. Il est également dommage que le personnage de Marie-Christine Barrault ne soit pas plus développé (elle n’est qu’un faire-valoir dont le seul rôle est de tomber amoureuse de Pierre Richard), mais c’est le cas de la plupart des comédies françaises de cette époque, qui n’ont jamais vraiment réussi à mettre en valeur les femmes, que ce soit par manque d’imagination ou désintérêt pour leur point de vue, là où les comédies américaines ont de tout temps su créer des personnages féminins inoubliables et fantasques possédant une véritable puissance de disruption du réel. Ici, tout le pouvoir de disruption réside dans les mains de Pierre Richard tandis que le personnage de Marie-Christine Barrault incarne la stabilité et la douceur, attendant docilement qu’il s’intéresse à elle.
En somme, ce retour au Distrait, qui m’avait tant fait rire enfant, fut une déception. Pendant la suite de sa carrière, le personnage de Pierre Richard devait perdre progressivement ce caractère contestataire si manifeste ici, Le Jouet (1976) de Francis Veber étant une belle exception mêlant avec beaucoup de succès les éléments comiques et contestataires. A défaut de pouvoir compter sur un Jacques Tati qui ne fit malheureusement jamais tourner Pierre Richard, il s’avère préférable de le voir dirigé par Yves Robert et Francis Veber (notamment dans le formidable La Chèvre) sans oublier, dans un tout autre genre, Jacques Rozier dans son si libre et original Les Naufragés de l’Ile de la Tortue (1974), qui sut parfaitement exploiter le caractère fantasque de l’acteur.
Strum
Bon jour,
Les films comme « La chèvre », « Le grand blond avec une chaussure noire », « Le coup du parapluie » … j’ai des bons souvenirs … alors, à les revoir maintenant, me sensations seraient-elles les mêmes … alors qu’avec un De Funès, je ris toujours pareillement … (sauf la « série » à rallonge des gendarmes).
Bonne Année.
Max-Louis
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Bonjour et bonne année. La chèvre, même aujourd’hui, reste un film d’une formidable drôlerie, l’une des meilleures comédies françaises jamais réalisées meme, et Le Grand blond reste excellent car contrairement au Distrait ils bénéficient d’une mise en scène rigoureuse. Le Coup du parapluie est un cran en dessous.
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Salut Strum et bonne année à toi.
Sur Le distrait, je n’ai pas grand chose à dire ayant vu le film il y a très longtemps et en ayant pensé dans mon souvenir à peu près la même chose que toi.
Sinon, je souscris totalement à ton opinion sur l’immense talent comique de Pierre Richard qui est absolument sublimé quand il est entre les mains de réalisateurs (et de scénaristes, j’insiste ! Francis Veber au premier chef) dignes de ce nom.
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Merci et bonne année également ! Oui, quel talent ce Pierre Richard. J’ai été d’autant plus déçu par ce retour au Distrait.
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C’est amusant que tu parles de Gaston, car le photogramme que tu as choisi m’a fait penser à une énième confontation entre Lagaffe et De Mesmaeker. Parallèle évident, en fait.
J’ai beaucoup aimé « Le jouet », découvert (tardivement) l’année dernière. Tu me donnes envie de voir ce « Distrait », ainsi que d’autres films du grand Pierre. Même dans ces quelques apparitions récentes, je le trouve attachant et plutôt drôle. J’aimerais avoir le temps et la chance de le voir sur scène.
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Oui, tout à fait, j’ai plusieurs fois pensé à Gaston que j’aime d’ailleurs énormément. Le Jouet est bien mieux que Le Distrait. Le voir sur scène ce doit être quelque chose mais ce n’est pas pour tout de suite…
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Très intéressante, cette analyse du décalage entre le jeu de Pierre Richard comme acteur et la mise en scène !
La mode des cuts intempestifs sévissait à l’époque où le film a été réalisé. On peut se demander si, pour son premier film, Pierre Richard n’a pas suivi cette mode par manque de confiance. A moins que, concentré sur sa performance de comédien, il se soit contenté d’être un réalisateur un peu… distrait.
Bonne année !
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Merci Valfabert et bonne année à toi aussi ! Je ne connais pas la raison de ces cuts malheureux que l’on ne trouve pas chez le Robert du Grand Blond. Il faudrait voir si on les retrouve dans le film suivant de Pierre Richard, Les Malheurs d’Alfred, mais après cette expérience décevante, j’hésite à le (re)voir.
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