
Avec Rouge (1994), Krzysztof Kieslowski clôt sa Trilogie Trois Couleurs en réfléchissant à ce qu’il y a peut-être de plus beau dans notre devise : la fraternité. Réflexion aussi singulière que dans les films précédents puisqu’il raconte la rencontre de deux coeurs que tout oppose hormis la solitude, une jeune modèle et un ancien juge misanthrope, n’évoquant l’idée de fraternité qu’indirectement. Toute révélation ne peut être que partielle. De ce point de vue, Rouge est un film qui déjoue les attentes, à la fois beau et un peu décevant quand on le revoit en raison d’un scénario à la construction complexe dont le déroulement paraît s’imposer aux personnages, comme si la fraternité relevait d’un lien mystérieux échappant à la juridiction de la liberté.
C’est derechef à la mise en scène qu’est confié le soin de définir ce que pourrait être la fraternité. Dans Bleu, la liberté absolue était définie comme impossible, le bleu impressionniste de l’image faisant voir que Julie ne pouvait faire table rase de son passé. Dans Blanc, les champs-contrechamps définissaient aussi l’égalité négativement, comme une équivalence dans la rétribution. Dans Rouge, l’idée de la fraternité se trouve reflétée par de fréquents mouvements de caméra panoptiques qui relient les personnages dans le plan, mais aussi par le découpage et les compositions de plan. Le lien le plus mis en exergue par la mise en scène, c’est celui mystérieux au début entre Valentine (Irène Jacob) et Auguste (Jean-Pierre Lorit). Ils habitent tous deux un appartement d’angle se faisant face à un carrefour de Genève, ce qui permet à Kieslowski de les intégrer ensemble dans maints plans, l’un figurant au premier plan dans son appartement, tandis que l’autre est aperçu à travers la fenêtre. C’est une manière d’annoncer l’épilogue où Valentine et Auguste se rencontreront, illustration de cette conviction récurrente chez Kieslowski qu’il existe entre les êtres des connexions souterraines connues de la seule providence.
Kieslowski voit en revanche d’un mauvais oeil la connexion virtuelle permise par le téléphone. De nombreux plans du film décrivent des communications téléphoniques, et alors, le mouvement de sa caméra s’accélère, parfois de manière frénétique, pour rendre compte de la vitesse de cette télécommunication, ainsi dans le premier plan d’une esthétique baroque vieillie. C’est une manière de montrer par l’image ce qu’une conversation téléphonique peut avoir de hâtif et de trompeur. On ne peut véritablement comprendre une phrase qu’en étant à côté de celle ou celui qui l’énonce. Toutes les conversations téléphoniques du film se passent mal, chacun imaginant de l’autre côté du fil une situation différente de la réalité, à l’instar de l’ami jaloux de Valentine qui vit à Londres et la soupçonne de le tromper. Ce sujet des communications téléphoniques est l’un des principaux du film et c’est d’ailleurs à partir de lui que Kieslowski construit son scénario, qui relate la rencontre entre Valentine et un juge à la retraite (Jean-Louis Trintignant) espionnant ses voisins au moyen d’écoutes téléphoniques illicites. Ce faisant, le juge imagine posséder un droit au jugement, lui qui a jugé toute sa vie. Il en a acquis un mépris pour les autres, dont il croit connaitre les petits secrets, ce qui l’a conduit à une existence entièrement solitaire.
Sauf que Kieslowski montre justement à travers l’exemple de Valentine, qui ne parvient pas à renouer les liens avec ses proches auxquels elle ne parle qu’au téléphone, que les communications téléphoniques ne permettent pas de juger, car leur manquent les inflexions du regard, l’atmosphère, le geste de celui qui parle, tout ce qui permet de bien juger. A contrario, c’est grâce à un chien, une présence aussi physique que familière, que Valentine va rencontrer le juge reclus : l’ayant blessé avec sa voiture, elle va le ramener à son propriétaire. Peu à peu, au contact de cette jeune femme portant sur les autres un regard indulgent, le juge va se défaire de ses préjugés et surmonter une déception amoureuse qui a jeté une ombre sur sa vie. Décrit ainsi, le scénario a quelque chose de programmatique et il faut tout le talent particulier d’Irène Jacob et Jean-Louis Trintignant pour parvenir à faire croire à la réalité du lien qui va se nouer entre eux. Durant les scènes qu’ils partagent, le juge regarde attentivement cette jeune femme qui continue de croire à la bonté, alors que lui ne croit plus qu’au mépris, et cette opposition se retrouve dans l’éclairage de ces scènes, où le crépuscule envahit peu à peu de pénombre l’appartement du juge, tandis que le rouge, la couleur de Valentine, résiste à cet assombrissement. A nouveau, le chef-opérateur (Piotr Sobocinski), est différent de celui de Bleu et Blanc, les trois films ayant une esthétique très différente, pour souligner sans doute le champ d’application différent de la liberté, de l’égalité, de la fraternité. Même la musique de Preisner est différente selon les films.
La fraternité serait donc cette main tendue par Valentin – soit le contraire d’un jugement – que le juge va finir par saisir. C’est un contact physique, une présence commune. Cette rencontre est néanmoins la seule du film qui entre entièrement, sans coup férir, dans le champ de la fraternité, définie négativement (une fois de plus) comme le refus de juger trop vite les autres. Tous les autres rapports tombent sous le coup d’un jugement hâtif, qui intervient quand on regarde trop vite ou qu’on écoute trop vite. Kieslowski le montre à nouveau par la mise en scène en recourant à des sur-cadrages fréquents, de nombreux plans étant vus à partir d’une fenêtre ou d’un encadrement ou à travers une vitre. C’est alors que l’on ne voit qu’à moitié. Cette forme de voyeurisme n’est pas un regard fraternel. Et dans la mesure où cette manière de voir « à travers » un obstacle et non pas directement est récurrente dans le film, on est amené à en déduire que, selon Kieslowski, le vrai regard, le regard physique ou directe, est rare. D’où ce constat que la fraternité elle-même serait une quête difficile, puisque seule Valentine possède ce don de ne pas juger dans le film. C’est d’ailleurs, ce qui la rend forte, malgré sa solitude, alors que le juge qui méprise est un homme malheureux. L’amour des autres, n’est pas pour Valentine un oubli de soi puisque cet amour comble chez elle un désir de faire le bien. L’idée que la compassion est, contrairement aux idées reçues, une « présence à soi » et non un sacrifice de sa personne a été défendue assez récemment, et de manière convaincante, dans très bel essai de Michel Terestchenko : Un Si fragile vernis d’humanité. Reste que le bonheur auquel Valentine aura droit n’arrivera pas au cours du récit (car son compagnon vivant à Londres ne la rend pas heureuse). Il est une possibilité suggérée par Kieslowski hors champ. Comme dans Bleu (où la « renaissance » de Julie n’est que partielle car elle s’oublie encore trop) et Blanc (où Karol et Dominique sont séparés par une prison). On est souvent malheureux dans les films de Kieslowski. Dans Rouge, les éléments de décor rouges que l’on retrouve de plan en plan symbolisent cette difficile fraternité : elle n’est encore qu’un germe, qu’une promesse.
La guérison du juge par Valentine prend une forme particulière puisqu’il tombe d’une certaine façon amoureux d’elle : elle est celle qu’il aurait voulu rencontrer il y a trente-cinq ans. En parallèle, il s’attache à Auguste, qui va connaître une déception amoureuse dans les mêmes circonstances que celles qu’il a vécues trente-cinq ans plus tôt. C’est comme si le spectateur voyait le juge jeune, Kieslowski faisant remonter son passé dans son présent. Espérer qu’Auguste ne connaîtra pas le désespoir qui a assombri sa vie est une manière pour lui d’exorciser son passé. C’est donc ici une curieuse forme de fraternité, une sorte de fraternité dans la souffrance commune d’une même déception amoureuse qui est tournée vers lui-même (une autre forme de la « présence à soi » ?) puisqu’il s’agit de son propre passé réitéré par un autre. Surmonter cette souffrance passe par un dépassement de son statut de juge, et par une rencontre entre Auguste et Valentin, qui arrivera dans l’épilogue, faisant du juge une sorte de Deus Ex Machina. Dès lors, on peut légitimement, comme cela a été dit, comparer le rôle du juge à celui d’un metteur en scène passant du voyeurisme (via les écoutes) au réel (via sa rencontre avec Valentine). Mais la péripétie qu’imaginent Kieslowski et son scénariste Krzysztof Piesiewicz pour faire se rencontrer Valentine et Auguste ne convainc pas. A la fois parce qu’elle suppose un terrible accident de ferry, coup du sort qui exclut du champ de la fraternité des milliers de personnes, et parce qu’elle réintroduit de manière artificielle dans l’histoire les autres protagonistes de la Trilogie Trois couleurs, tous rassemblés sous le regard du juge les voyant à la télévision, et donc par procuration de Kieslowski lui-même. Reste ce hors-champ qui vient où les personnages retrouvés pourront exercer cette partie de la liberté qui leur appartient pourront peut-être enfin être heureux.
Ainsi arrive-t-on au terme de cette étonnante et baroque Trilogie Trois couleurs à ce résumé paradoxal de notre devise, dont la singularité démontre la nature très personnelle de ces films pour Kieslowski, loin de tout caractère édifiant : la fraternité, c’est la reconnaissance des liens qui nous unissent parfois à notre insu ; l’égalité c’est notre exercice commun et difficile de la liberté ; la liberté, c’est l’acceptation de notre responsabilité vis-à-vis d’autrui
Strum
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