Jean Epstein prétendait que le cinéma dévoilait une autre réalité que ce que nous montre le réel. Qui affirme qu’il se contente d’enregistrer le réel manque d’imagination. Il en fait au contraire voir l’envers et les à-côtés, les faces multiples : trois faces plus exactement si l’on en croit La Glace à trois faces (1927), moyen-métrage qui relate trois aventures amoureuses d’un homme délaissant ses conquêtes pour sa voiture de course, comme un personnage d’une nouvelle de Dino Buzzati égaré dans un film muet. Epstein raconte son récit multiple à coup de surimpressions, de fondus-enchaînés, de regards-caméra, de plans subjectifs, de changements d’échelle de plans, étourdissant déferlement d’images qui se passe la plupart du temps de cartons explicatifs.
Les trois femmes relatent à tour de rôle leurs mésaventures avec le mufle fuyant qui les a conquises, et leur mémoire parait greffer sur leur regard la matière de leurs souvenirs. Dans le premier récit, qui se passe dans la haute société, les fondus-enchaînés superposent les images les unes aux autres, les fondant parfois en une seule matière dans la durée du souvenir, conformément aux enseignements de Bergson si prisés à l’époque. Les surimpressions font quant à elles voir les potentialités du réel : il suffit d’un geste, d’un regard de l’homme aimé, ainsi au restaurant où il prétend faire don de sa compagne à un voisin qui la regarde avec insistance, pour que tout change et que la femme amoureuse se trouve délaissée. Dans le deuxième récit où la femme est sculpteur, les surimpressions des images du passé résistent encore à la victoire du récit mécanique, ainsi quand la femme allongée dans son alcôve croit voir devant elle des images-fantômes en surimpression de l’homme aimé. Dans le dernier récit, surimpressions et fondus-enchainés ont disparu et les images-souvenirs de la femme délaissée se succèdent selon une narration plus traditionnelle, notamment dans la séquence sur le lac du bois de Boulogne, si l’on excepte la rapidité du montage initial où les images sont comme de soudains éclats de souvenirs. Epstein est complètement maître de son art de réalisateur et monteur, d’un art de raconter des histoires qui se passe du son, mais recueille souvenirs et impressions. L’impressionnisme au cinéma a existé et fut français.
A la fin de chaque récit, l’homme part au volant de sa voiture rutilante. A chaque fois, il exulte, ivre de la sensation de vitesse que lui communique le bolide. Là aussi, il y a quelque chose du Bergson de Matière et Mémoire dans cet enchaînement : les souvenirs des trois femmes appartiennent au passé, lourd de sanglots, tandis que le corps encastré dans la voiture appartient au présent qui file sans entraves. Epstein insuffle un grand dynamisme dans les plans de la voiture roulant, grâce au montage et à l’utilisation d’une caméra subjective, lui permettant d’opposer la langueur des souvenirs clouant sur place les femmes délaissées et la puissance mécanique de la nouvelle technologie que constitue alors l’industrie automobile. Pas dupe, le cinéaste nous fait voir que le sentiment de la liberté que donne la voiture n’est qu’un trompe-l’œil, qu’un trompe-la-mort temporaire, et qu’il suffit d’une hirondelle à la trajectoire mal appréhendée, pour que tout se défasse pour l’homme pressé. L’allié fidèle, ce n’est pas la voiture faussement grisante c’est le cinéma et ses pouvoirs de dévoilement. D’ailleurs, voici les fondus-enchainés et les surimpressions qui reviennent et font de l’homme un simple reflet : ils ont eu le dernier mot. Le film adapte une des nouvelles de L’Europe galante de Paul Morand, écrivain qui se laissait griser un peu trop facilement par la vitesse.
Strum
PS : La Glace à trois faces est un des films mis en ligne par La Cinémathèque Française sur sa plateforme virtuelle Henri à l’occasion du confinement. Saluons encore une fois cette très belle initiative qui nous permet de voir le film « dans » cette salle virtuelle : Henri
C’est un peu l’acmé du cinéma muet, entre innovation et avant-garde, qui exploite toutes les ressources de la caméra et des techniques du film. Un grand plaisir visuel. Un trés beau film.
J’aimeJ’aime
En effet toutes les possibilités techniques du cinéma muet sont exploitées et le fait qu’elles aient été là si tôt dans l’histoire du cinéma montre bien à quel point cet art a finalement peu changé en un siècle par rapport à tous les autres arts.
J’aimeJ’aime